Le syndrome de la Belle au bois dormant
La mythologie grecque nous enseigne l’histoire d’Endymion, un jeune et beau berger qui s’endormit au sommet du mont Latmos et fut retrouvé par Séléné, la déesse de la Lune. Incapable de résister aux charmes du beau mortel, elle lui donna son amour. Zeus, la divinité suprême des Grecs, donna à Endymion le choix entre deux punitions : la mort ou le sommeil éternel dans lequel sa jeunesse serait préservée à jamais.
Le folklore de nombreux peuples recèle des histoires de héros qui restent endormis pendant des mois et même des années. Presque tous se réveillent un beau jour comme si une seule nuit à peine s’était écoulée depuis leur assoupissement. Rip van Winkle s’est endormi et s’est réveillé vingt ans plus tard. Epigénie, un poète crétois, s’endormit dans une caverne quand il était jeune et se réveilla cinquante ans plus tard en se découvrant l’homme le plus sage de toute l’île. Il existe, dans chaque culture, des dormeurs célèbres, qui ne s’éveillent de leur long sommeil qu’au moment où ils doivent accomplir une mission suprême pour leur pays, ou doivent affronter leur destinée historique. En Angleterre, le roi Arthur se réveilla de son sommeil sur la presqu’île enchantée d’Avalon pour lutter contre l’envahisseur saxon. Ogier, le héros national danois, et Frederick Ier, connu sous le nom de Barberousse qui ne s’éveilla de son sommeil que lorsque sa barbe eut, par trois fois, fait le tour de la grande table sur laquelle il s’était endormi, sont d’autres dormeurs de renom. Sébastien, le héros portugais, se réveilla, lui aussi, pour lutter contre un envahisseur : dans ce cas précis, les musulmans.
Des générations d’enfants sont allés se coucher en écoutant l’histoire de la Belle au bois dormant. Elle dormit, avec tous les habitants de son palais, pendant cent ans, après s’être piqué le doigt à une aiguille. Ce n’est que quand le prince charmant l’eut embrassée sur la joue que tous les dormeurs se réveillèrent et vécurent heureux jusqu’à la fin des temps. L’histoire de La Belle au bois dormant, qui fut publiée d’abord au XVIIe siècle dans un recueil écrit par Charles Perroquet, réapparut presque un siècle plus tard, sous une forme pratiquement identique, dans les contes fabuleux des frères Grimm.
Y a-t-il un fondement factuel de ces mythes et légendes populaires sur des héros endormis ? La littérature médicale du siècle dernier contient des descriptions de dormeurs célèbres qui restèrent assoupis pendant des mois entiers, et même des années, sans qu’on pût les réveiller. Il est intéressant de remarquer que beaucoup d’entre eux étaient des jeunes filles auxquelles leur sommeil valut une certaine renommée, et qui reçurent des surnoms, comme « La fille de Montrose », ou « Effile la dormeuse ».
Quelques observateurs remarquèrent la similitude qu’il y avait entre ces jeunes filles endormies et celles qui jeûnaient jusqu’à en mourir maladie bien connue aujourd’hui sous le nom d’anorexie nerveuse, qui avait été décrite pour la première fois en 1872. D’autres comparaient ces longs sommeils de l’être humain à l’hibernation des ours dans les régions polaires.
Les seuls documents scientifiques que nous possédions sur des personnes qui se sont réveillées d’un long sommeil, à la manière de la Belle au bois dormant, sont ceux concernant des patients frappés par la « maladie du sommeil » découverte par Von Econome, l’ence- phalitis lethargica, que j’ai déjà décrite au chapitre xin. Oliver Sacks, dans son livre L’Éveil, rapporte les effets du traitement à base de L-dopa sur des patients souffrant de la maladie du sommeil. Pendant plusieurs années, ces patients « restaient allongés immobiles et sans parler, et, dans certains cas, dénués de désir et de pensées (…). C’était comme si tout leur être était enveloppé ou enfermé dans une bulle ».
Sacks poursuit en décrivant le réveil d’une de ces malades : « Après vingt ans d’immobilité et d’introversion, elle refit surface et resurgit à la lumière comme un bouchon de liège remontant des profondeurs (…) [Quand ce phénomène se produisit], je pensai à un réveil au printemps après un sommeil hivernal ; je songeai à la Belle au bois dormant. »
Bien que nous ne disposions, à ce sujet, d’aucune preuve formelle, il est probable que certains cas de sommeil prolongé décrits par la littérature médicale il y a un ou deux siècles étaient des cas isolés encéphalites léthargie ou d’une maladie analogue. Les dormeurs avaient guéri spontanément. Il est aussi probable que des cas similaires aient inspiré les légendes populaires.
Bien que nous n’ayons jamais vu le moindre cas du syndrome de la Belle au bois dormant dans le Technion Sleep Laboratory, l’attendaient pour le tuer ». Juste avant le déclenchement de la crise de sommeil, il allait ouvrir le réfrigérateur et en ingurgitait voracement le contenu. Je pense que toutes les mères seraient saisies d’horreur dans de telles circonstances. L’une des choses les plus surprenantes, qui était récurrente dans les histoires de ces patients, était la soudaineté avec laquelle la crise se déclenchait puis disparaissait. Au début de la crise, tout se passait comme si une main invisible avait appuyé sur un interrupteur situé dans le cerveau du jeune homme, et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il était passé du Dr Jekyll à M. Hyde. Quelques jours plus tard, l’interrupteur était actionné une nouvelle fois, M. Hyde disparaissait et était remplacé, de nouveau, par le Dr Jekyll.
Nous ne possédons pas d’explication des causes du syndrome de Kleine-Levin, mais le seul fil d’Ariane dont nous disposions nous conduit à la même minuscule partie du cerveau appelée « hypothalamus ». C’est l’hypothalamus qui contrôle nos instincts, l’activité du système nerveux autonome et le sommeil. Il est si petit qu’on ne peut pas l’atteindre directement pour l’étudier. L’une des voies détournées par lesquelles nous puissions apprendre quelque chose sur son fonctionnement passe par le système hormonal.
Etant donné que l’hypothalamus contrôle aussi la sécrétion de différentes hormones, toute perturbation de cette sécrétion peut nous informer sur un éventuel dysfonctionnement de l’hypothalamus. Dans une étude menée de concert avec nos collègues de l’hôpital Beilingson de Petah Tiqva, en Israël, nous avons découvert une perturbation de la sécrétion de prolactine et des hormones gonadotropes (qui sont toutes contrôlées par l’hypothalamus) chez un patient âgé de vingt-trois ans souffrant du syndrome de Kleine-Levin. Cela indiquait un dysfonctionnement général de l’activité de contrôle de l’hypothalamus, affectant le sommeil et causant des troubles du comportement liés à des instincts primordiaux comme la faim, la soif et le sexe. Il semblerait que ce dysfonctionnement soit lié à la suppression des mécanismes inhibiteurs de l’activité de ces différents centres de l’hypothalamus. Quand ces mécanismes inhibiteurs ne sont plus en place, le patient tente de satisfaire ses pulsions sans égard pour des normes sociales ou morales.
Bien que nous soyons à même de décrire le symptôme avec une aussi grande précision, et à émettre des hypothèses sur son origine, nous continuons à ne pas comprendre pourquoi il survient sous cette forme cyclique, et nous ne disposons jusqu’à présent nous avons eu affaire à des cas comportant des épisodes de somnolence prolongée : il s’agit du syndrome Kleine-Levin.
Ce syndrome fut identifié pour la première fois il y a soixante ans par deux psychiatres, Willi Kleine en Allemagne, et Max Levin à New York, qui décrivirent de jeunes gens souffrant d’un état de somnolence prolongée et de boulimie aiguë. Ces cas, ainsi que ceux rapportés plus tard, possédaient des caractéristiques communes : presque tous les patients étaient des jeunes hommes dont l’âge était compris entre quinze et vingt-cinq ans et qui, en plus des crises de sommeil, souffraient de troubles graves du comportement.
Au laboratoire du sommeil, nous avons vu environ vingt personnes souffrant de ce syndrome beaucoup plus que dans n’importe quel autre laboratoire de sommeil au monde. Bien qu’il y eût une grande ressemblance entre les histoires des patients concernant leurs crises de sommeil, nous découvrîmes d’importantes différences dans la manière dont le syndrome se manifestait d’un patient à l’autre.
Dans le cas de certains d’entre eux, les crises de sommeil survenaient chaque semaine avec une extrême régularité, tandis que, dans d’autres cas, les crises ne se déclaraient que trois ou quatre fois par an, pendant une durée d’une semaine environ. Pour la majorité des patients, les troubles du comportement qui accompagnaient les crises de somnolence consistaient en une boulimie compulsive et un comportement sexuel aberrant.
Dans certains cas, les déviations par rapport au comportement normal étaient d’une puissante étrangeté. Je me souviens de la conversation que j’ai eue avec la mère d’un jeune homme de quatorze ans que l’on avait adressé au laboratoire de sommeil parce que, tous les deux ou trois mois, il tombait dans un sommeil qui durait trois ou quatre jours d’affilée, dont il était impossible de le réveiller. Sa mère demanda à me parler en privé d’autres symptômes qui l’avaient amenée à se poser des questions sur la santé mentale de son fils. Selon elle, les premiers signes d’une crise imminente de sommeil étaient des modifications de son attitude.
Le délicieux chérubin bien élevé, « qui n’avait jamais eu un avertissement pour mauvaise conduite à l’école », devenait tout à coup un parfait étranger. Il ne s’habillait plus et traînait tout nu dans la maison, surtout en la présence des amis de sa mère. Elle le découvrit en train de se masturber, sans tenter aucunement de se cacher, dans différentes pièces de la maison. Il avait peur de s’aventurer hors de la maison car, disait-il, « il y avait des ennemis dehors, qui d’aucun traitement efficace pour l’empêcher de se produire.
Différents stimulants ont été essayés sans succès. Dans beaucoup de cas, il n’y a rien à faire, sinon essayer de calmer les parents frappés d’horreur en leur assurant qu’une fois la crise passée leur fils redeviendra normal. Et pourtant, il y a quelque réconfort dans la certitude que, tandis que la gravité de la narcolepsie demeure inchangée tout au long de la vie du patient, il y a une amélioration progressive dans les cas du syndrome Kleine-Levin. La fréquence des crises diminue, leur durée se raccourcit, et elles disparaissent souvent complètement après plusieurs années.
En résumé, une somnolence excessive pendant la journée n’est pas une matière à plaisanteries. Elle peut apparaître sous différentes formes, qui vont de la tendance à sommeiller dans des situations passives ennuyeuses aux sortilèges abrupts et embarrassants du sommeil des neuroleptiques, et aux périodes de sommeil prolongé des malades du syndrome Kleine-Levin. Dans tous ces cas, l’équilibre délicat entre le sommeil et la veille est rompu, et, pour pouvoir traiter ce déséquilibre, il faut préalablement pouvoir en diagnostiquer correctement la source.