La vie des riches contre la mort des pauvres ?
Le système des brevets n’est en soi ni bon ni mauvais. Il est le résultat de négociations qui ont comme principal défaut de rester secrètes dans les cercles fermés de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Office mondial de la propriété intellectuelle (OMPI), qui dépend de l’ONU. Le brevet a l’avantage de rendre public (dans une certaine mesure) les procédures de l’invention — même si les industriels en diront évidemment toujours le minimum pour ne pas aider leurs concurrents. Un des arguments toujours avancés par l’OMPI pour défendre le système actuel des brevets est que, pour les pays qui l’adoptent, « cela stimulera leurs propres activités de recherche », formera un « environnement propice à la créativité et à l’inventivité4 ». Cela est évidemment très abstrait pour les pays du tiers monde et en particulier pour l’Afrique.
La nouvelle réglementation internationale sur les brevets a été adoptée par les membres du GATT en avril 1994 à Marrakech . C’est le plus grand accord commercial de tous les temps qui a été signé et qui représente pour beaucoup de militante anti-globalisation le début de ce que l’on appelle la « mondialisation ». Tous les pays ont jusqu’au 1er janvier 2005 pour s’y conformer, même si les États-Unis multiplient désormais les pressions bilatérales pour que les choses aillent plus vite.
L’industrie pharmaceutique explique que toute atteinte au droit des brevets dans le tiers monde et en particulier en Afrique, avec les médicaments contre le sida, signifiera la fin des recherches que plus personne n’acceptera de financer. C’est au nom de cet argument qu’elle est partie en guerre : pour ses dirigeants, céder dans un des rares domaines où les brevets protègent, ce serait mal augurer de l’avenir ; comment, en donnant ce « mauvais exemple », protéger — y compris dans les pays les plus riches demain — des découvertes du même type, c’est-à-dire dans des pathologies où il n’existera pas d’alternative ?
Mais à suivre ce raisonnement, la poursuite du progrès ne pourrait donc se faire qu’au prix du sacrifice de millions de vies humaines dans le tiers monde. En sachant que ce progrès n’est qu’une promesse… Même si cette promesse était plausible, il faudrait donc choisir entre la promesse de l’allongement de la durée et de la qualité de vie pour les populations privilégiées du Nord, et le raccourcissement immédiat de l’espérance de vie de plusieurs dizaines d’années dans le Sud ! Ce qui revient à condamner 90 % de ceux qui ont besoin de médicaments pour tout simplement rester en vie, afin que les prix restent élevés pour les 10 % de privilégiés !
Cette dialectique obscène dans laquelle l’industrie pharmaceutique des pays riches, unanime, veut nous enfermer est le début d’un règne de la terreur. Elle est déjà inacceptable en soi et, après tout, on peut très bien imaginer qu’il soit normal d’accepter le ralentissement des innovations (et des prétendues innovations) au profit d’une extension mondiale des découvertes déjà faites. Cela semblerait bien être le choix le plus rationnel.
C’est un peu dans cette voie que s’est engagée la nouvelle gauche américaine, pour l’essentiel derrière Ralph Nader, qui a décidé en 2000 d’engager la bataille et de rassembler organisations et Églises en toute priorité sur un tel engagement éthique, sur le modèle de la mobilisation menée autrefois aux États-Unis contre l’apartheid en Afrique du Sud. L’attitude de l’industrie pharmaceutique et des gouvernements des pays riches pourrait bien en effet nous faire paraître aussi immoraux et inexcusables aux yeux des générations futures que nos ancêtres pratiquant l’esclavage colonial le sont aux nôtres.
Et c’est sans doute parce que l’industrie pharmaceutique ne peut pas se payer le luxe d’être ignoble et cynique seule, qu’elle n’a pas ménagé ses efforts de lobbying et de communication pour rallier à sa cause les citoyens (ses clients) des pays du Nord. Mais il me semble, et c’est ce que je vais essayer de prouver, que nous pouvons desserrer l’étau dialectique dans lequel les industriels du médicament et les gouvernements des pays riches veulent nous enfermer en nous faisant porter tout le poids de leur égoïsme criminel. On verra qu’il existe des solutions politiques et démocratiques pour reformater les marchés pharmaceutiques d’une manière différente et pour retourner les contraintes en les faisant peser non plus sur les consommateurs mais justement sur les industriels du médicament.
Le gouvernement américain en première ligne Le gouvernement américain est ouvertement mobilisé dans la défense des brevets de l’industrie pharmaceutique partout dans le monde. On ne trouvera pas sur cette question de différence entre démocrates et républicains. C’est Al Gore, le candidat démocrate contre George Bush aux élections présidentielles de 2000, qui s’est le plus vigoureusement engagé dans la défense de l’industrie pharmaceutique et du caractère absolu du droit des brevets, déclenchant une importante polémique avec les associations humanitaires américaines. En 1998, on apprenait que ce même Al Gore, alors vice-président, avait menacé le gouvernement sud-africain de graves représailles économiques s’il n’arrêtait pas d’acheter auprès de génériqueurs indiens des médicaments anti-sida, normalement protégés par un brevet mais copiés malgré cela par ces derniers. Al Gore et les démocrates voulaient sans doute rééquilibrer les dons de l’industrie pharmaceutique américaine, qui vont pour 80 % aux républicains… Mais le résultat fut très différent. Le débat est en effet devenu public : des milliers de journalistes et de militants ont commencé à se saisir de ce problème, jusqu’alors peu discuté.
Devant la menace, le gouvernement américain s’est depuis lors transformé en véritable agence de protection et de communication pour son industrie pharmaceutique nationale. L’administration utilise deux arguments : d’un côté, elle défend avec un acharnement incroyable le droit absolu des brevets dans tous les pays du monde et profère des menaces commerciales bilatérales contre les pays récalcitrants qui utilisent les possibilités laissées par les accords internationaux ; et, de l’autre, elle explique que la question des brevets n’est absolument pas en cause dans le prix élevé et donc l’inaccessibilité des médicaments anti-sida en Afrique et dans le tiers monde. Le manque de médicaments serait dû à la faiblesse des infrastructures de santé dans ce continent. Comme si la mise à disposition des médicaments anti-sida n’était pas un élément essentiel dans la création des infrastructures de santé. Quant à l’infrastructure de santé américaine donnée en exemple, elle est par son coût et son inefficacité plutôt un modèle d’extravagance ! Certains journalistes américains écrivent aujourd’hui qu’avec Bush Jr, c’est l’industrie pharmaceutique qui occupe la Maison- Blanche ! Il est vrai qu’elle a consacré des moyens financiers considérables à sa politique de lobbying à Washington.
Les brevets contre le progrès ?
En fait, on l’a un peu oublié, les pays occidentaux ont réussi à construire une industrie pharmaceutique puissante parce qu’il n’y avait pas de législation protégeant les médicaments (ce qui permettait une circulation rapide des innovations — alors nombreuses — d’un pays à l’autre). Ce n’est que très tardivement qu’ils ont mis en place une telle réglementation. Ce fut par exemple le cas seulement en 1978 en Suisse et ce caractère tardif n’a pas constitué une entrave au développement de l’industrie helvétique, aujourd’hui une des plus puissantes du monde.
En France, les pouvoirs publics ont reculé le plus longtemps possible l’adoption des brevets pour les médicaments. Une première législation de 1941 prévoyait seulement un visa protégeant — mal — les inventions pour une durée de six ans. Puis, en 1959, un «brevet spécial du médicament» a été institué, qui ne protégeait que pendant trois ans (le gouvernement dut d’ailleurs l’imposer par ordonnance, car l’Assemblée nationale y était hostile, craignant qu’il aille contre le droit à la santé inscrit dans la Constitution et provoque une augmentation des prix). Ce n’est qu’en 1968 que le médicament est devenu brevetable comme toute autre invention, pour une durée de vingt ans (cette législation sera modifiée, à la marge, en 1978). Mais dès 1959, les pouvoirs publics se réservaient le droit de distribuer des « licences obligatoires » (droit d’exploiter la découverte d’un autre) en cas de nécessité (prix excessif, quantités produites insuffisantes) ; ils conserveront ce droit sous le nom de « licences d’office imposées » dans la loi du 2 janvier 19686. Les accords internationaux reconnaissent aussi ce droit pour les situations d’urgence. Mais tout dépend des interprétations et des rapports de forces.
Et c’est aussi grâce à une législation permissive que, plus récemment, un pays comme l’Inde (et, dans une moindre mesure, le Brésil) a pu créer une industrie pharmaceutique nationale. Une industrie que l’application brutale, obligatoire à partir de 2005 du fait des règles de l’OMC, d’une nouvelle législation sur les brevets peut faire totalement disparaître. Cette industrie emploie aujourd’hui 500 000 personnes dans plus de 20 000 entreprises (représentant 2,5 millions d’emplois avec la sous-traitance). Le secret de ce succès réside dans une loi de 1970, qui autorise la production locale de médicaments protégés par un brevet si l’inventeur ne propose pas des conditions correctes (fair conditions) pour son exploitation.
Comment l’OMPI peut-elle expliquer que ce n’est pas la question des brevets qui freine la mise à disposition des médicaments anti-sida en Afrique, mais celle des infrastructures de santé en général, quasiment absentes, tout en laissant miroiter que ces pays pourraient s’engager dans la course à l’invention de nouvelles thérapeutiques dans des domaines aussi spécialisés et difficiles que les maladies infectieuses à virus ? Jusqu’à présent, la seule contribution des pays d’Afrique à la recherche contre le sida a été de fournir des candidats pour les essais cliniques…
En l’espèce, l’organisme dépendant de l’ONU complète donc le travail de l’OMC. Il est ainsi à l’origine d’un document de propagande particulièrement choquant7, élaboré au moment de la controverse sur la mise à disposition des médicaments antisida en Afrique. À travers une de ses agences, l’ONU fournissait aux industriels déstabilisés un argumentaire clé en main. Ce document prétendait répondre à ce qu’il présentait comme six « mythes » entretenus par les adversaires du système des brevets (voir encadré ci-après), alors que c’est plutôt lui qui en fabrique.
Une question de survie pour les grands laboratoires
La bataille pour les brevets ne prend toute son importance qu’à partir de 1975, à partir du moment où l’innovation est en plein recul. Pendant la révolution thérapeutique, le rythme accéléré des progrès médicaux rendait le principe du monopole beaucoup moins indispensable. Aujourd’hui, c’est une question de survie pour les grands laboratoires mondiaux.
Bref, si l’industrie pharmaceutique est si hargneuse en Afrique et dans bien d’autres pays, c’est tout simplement parce qu’elle ne trouve plus rien. Faut-il accepter cette situation ? Cela n’a rien d’évident, si l’on se place du point de vue de la santé publique. Rien ne prouve en effet qu’un allongement de la durée de protection des innovations par un brevet soit un encouragement à la recherche. On pourrait même penser l’inverse : des protections longues procurent des rentes de situation aux inventeurs. Des protections courtes obligent, au contraire, à accélérer la course à l’invention, à prendre plus de risques scientifiques, à explorer plus de voies inconnues, sous peine de disparaître.
Mais rien n’est joué, car les forces en présence sont très disparates et on peut s’attendre à de nouvelles alliances atypiques : comme on l’a vu, certaines grandes firmes américaines, notamment dans l’industrie automobile, manifestent désormais ouvertement leur mécontentement devant ce combat des industriels de la pharmacie pour l’allongement des brevets (car cela augmentera la facture des médicaments qu’ils prennent en charge pour leurs employés).
L’industrie pharmaceutique argumente en expliquant que les bénéfices d’aujourd’hui sont les budgets de recherche de demain. Curieux raisonnement, qui revient à confondre le fonctionnement d’une entreprise capitaliste et le budget d’une famille, dans lequel les économies d’un jour sont les dépenses du lendemain. Or, cela ne se passe pas d’une manière aussi simple pour les industriels. Il y a en effet un petit détour qui n’est pas sans importance : si les laboratoires pharmaceutiques trouvent les moyens de financer de nouvelles recherches, c’est d’abord parce qu’ils ont convaincu des investisseurs qu’il est particulièrement rentable d’investir chez eux — et donc qu’ils sont capables de promettre des profits exceptionnels. Ce qui importe en réalité, c’est la promesse de profits, même si les profits d’aujourd’hui ne sont pas la preuve de la capacité d’un industriel à tenir ses promesses pour demain.
Si le raisonnement de l’industrie pharmaceutique dans toute sa simplicité était vrai, on ne comprend pas comment des petites entreprises de biotechnologies pourraient se lancer dans l’aventure des médicaments : or beaucoup d’entre elles peuvent emprunter ou émettre des actions en s’introduisant en Bourse, justement sur la promesse de futurs retours sur investissements, mais sans cagnotte. Le raisonnement oublie donc la question des profits, oublie que l’argent gagné avec les molécules sert d’abord à rémunérer, au niveau le plus élevé possible, les capitaux investis, et non pas à constituer des sortes de réserves. Mais ce raisonnement est beaucoup moins vendable auprès du grand public.
Vidéo : La vie des riches contre la mort des pauvres ?
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