La puissance : Découverte des amphétamines
Quelques années après la publication du livre de Lewin, la pharmacologie va, en effet, s’enrichir d’une molécule synthétique d’une singulière puissance stimulante. Gordon Ailes, un chimiste qui travaille en Californie, synthétise en 1928 cette molécule dont il va tester sur lui-même les effets (on se souvient que c’est là ce que n’avait pas fait un autre chimiste, en 1887). Très vite, les vertus de la substance seront identifiées et susciteront des emplois multiples. On lui prêtera d’innombrables qualités : médicales, bien sûr, mais aussi bientôt sportives, ludiques, artistiques et même militaires. Cette substance est faite, dirait-on, d’euphorie cristallisée. On lui prête même, un temps, le pouvoir d’augmenter l’intelligence. Mais voyons d’abord comment Gordon Ailes en est venu à réaliser cette synthèse.
Première synthèse de la molécule d’amphétamine
La molécule, on l’a vu rapidement plus haut, a été synthétisée quarante années plus tôt, en 1887, à l’Université de Berlin par le chimiste roumain Lazar Edeleano qui a réalisé ce travail, dans le cadre d’une thèse conduite par A. W. Hoffmann. Edeleano avait donné le nom de « phenisopropamine »’ à la molécule qu’il avait produite, contraction de phényl-iso-propyl-amine, autre dénomination possible du même objet chimique. L’article dans lequel cette synthèse est décrite s’en tient strictement à l’aspect chimique de la question (rien sur la pharmacologie de la substance). Entre-temps, d’autres travaux viendront fournir un élément décisif pour la future découverte des amphétamines par Gordon Ailes.
En 1910, le chimiste George Barger et le physiologiste Henry Dale(qui recevra en 1936 le prix Nobel de « physiologie ou médecine » pour ses travaux sur la transmission chimique de l’influx nerveux) au Wellcome Physiological Research Laboratory, à Londres,entreprennent de caractériser les effets physiologiques des aminés synthétiques. Ils incluent dans leur étude la phénisopropamine d’Edeleano et l’éphédrine de Nagaï. Ils examinent en particulier l’effet de n substances sur la respiration des chats et notent qu’elles produisent des effets de stimulation du système sympathique comparables à i eux de l’adrénaline. Ils proposent donc de distinguer une classe de n imposés chimiques à laquelle ils donnent le nom d’amines sympatho-mimétiques.
Découverte des amphétamines
C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1920, Georges Piness ijiii travaille sur l’allergie à Los Angeles accueille un jeune chercheur i le 26 ans dans son laboratoire : Gordon Ailes. Piness est à la recherche d’une forme synthétique de Péphédrine. Ce produit, prescrit dans les «as d’allergie, est alors obtenu par extraction à partir du Ma Huang, procédé qui, pense Piness, pourrait être supplanté par une synthèse chimique. La structure de la molécule est connue (Chen et Schmidt), ainsi que certaines de ses propriétés physiologiques (Barger et Dale). l’iness confie à Ailes la tâche d’élaborer une voie de synthèse pour la molécule d’éphédrine. Il lui recommande aussi de réaliser des études pharmacologiques sur les intermédiaires de synthèse qu’il pourrait être amené à produire (la publication de Barger et Dale laisse penser que ceux-ci forment un groupe physiologiquement intéressant).
Voici donc la situation dans laquelle se trouve Gordon Ailes au début de ses recherches : Chen et Schmidt ont établi la structure de la molécule dont il veut, lui, obtenir la synthèse. Or, remarque-t-il, la phénisoproamine pour laquelle Edeleano a établi un protocole de synthèse a une structure proche de l’éphédrine (les deux molécules ne diffèrent que par un groupement méthyl et un groupement hydroxyl). Synthétisons d’abord la molécule obtenue par Edeleano, raisonne Ailes. Sur cette molécule, il sera possible de réaliser ensuite les modifications mineures qui permettront d’aboutir à l’éphédrine synthétique. On pourra se reporter, pour une description plus approfondie de ces premières étapes de la découverte des amphétamines, au livre de Nicolas Rasmussen, On Speed’.
Gordon Ailes, en émule inattendu du Dr. Jekyll, fait sur lui-même l’essai des intermédiaires de synthèse qu’il a obtenus et remarque immédiatement la sorte d’exaltation que produit la substance d’Ede- leano (certes Piness lui a recommandé, on l’a dit, de tester l’activité physiologique des intermédiaires, mais pas nécessairement par cette méthode). Ailes note que le produit crée un « sentiment de confiance euphorique, d’éveil et de vigilance ». Il est ainsi, quarante années après que la molécule ait été synthétisée, le découvreur de ses effets psychotropes. Quand Gordon Ailes fait l’essai de la molécule qu’il vient de synthétiser, qu’il pense ou non à la fable du Dr. Jekyll, qu’il la connaisse ou non, il n’en réalise pas moins le même parcours symbolique, son imagination suit le même chemin que celle, plus libre et plus légère parce que moins tributaire des contingences matérielles, d’un écrivain une quarantaine d’années plus tôt.
L’American Médical Association donnera à ce produit, dans les années 1930, le nom d’amphétamine : Alpha-Méthyl-Phényl-Éthyl- AMINE, autre dénomination possible de la phénisopropamine.
Terminologie
La ou les amphétamines ? Pluriel ou singulier ? Le chimiste Alexander Shulgin qui, comme on le verra, a consacré sa vie entière à l’étude des dérivés d’amphétamine, fera remarquer qu’en toute l igueur, le terme « amphétamine » s’applique à seulement deux substances : l’amphétamine proprement dite et la methamphétamine (un groupe méthyl sur l’atome d’azote en plus). Le terme « amphétamine » devrait, en conséquence, selon lui, être employé au singulier. En particulier, les dérivés comme le MDMA (Ectsasy) ou le méthylphénidate (Ritaline) qui sont couramment considérés comme « des amphétamines » ne devraient pas être rangés dans cette catégorie. Mais l’usage ne suit pas toujours les recommandations du spécialiste.
En fait, on nomme le plus souvent « amphétamines » (au pluriel) la substance elle-même lorsqu’elle est employée comme médicament, même quand il s’agit de la substance pure. Et on nomme « amphétamine » (au singulier, cette fois), l’ensemble des dérivés dans lesquels on peut reconnaître la partie la plus caractéristique de cette molécule : la phényl-éthyl-amine. On parlera d’amphétamine (au singulier) pour souligner le fait qu’une molécule donnée possède le groupement phényl-éthyl-amine, comme par exemple lorsqu’on dit « la Ritaline est une amphétamine ».
L’usage qui s’est institué est donc assez curieux : il désigne au pluriel une molécule qui n’existe en fait qu’au singulier (on dira de quelqu’un qui prend de la Benzédrine, par exemple, un produit constitué exclusivement de la molécule d’amphétamine princeps, qu’il prend « des amphétamines »), tandis qu’on emploie le singulier pour désigner des dérivés qui sont multiples (on vient de citer le cas de la Ritaline, on dira, de la même façon : le MDMA — aussi nommée Ecstasy — est une amphétamine). Le mot « amphétamine » désigne donc à la fois une classe de molécules (celles qui présentent une structure caractéristique de phényléthylamine) et une molécule particulière de cette classe qui, lorsqu’elle est absorbée, l’est toujours au pluriel (une dose standard de 5 mg contient plusieurs dizaines de milliards de milliards – 1018 – de molécules).