La mémoire photographique existe-t-elle
Si l’on en croit l’idée populaire, les élèves et nous-mêmes aurions une « mémoire photographique ». Tel acteur par exemple, répondant à un journaliste, racontait qu’il « lisait » dans sa tête en tournant les pages. Tel élève pense « voir » dans sa tête la page de sa leçon, etc.
Cette croyance, relayée parfois par des pédagogues peu au fait des développements scientifiques, est un reste fossile de la théorie des mémoires partielles de la fin du XIXe siècle, défendue notamment par le grand neurologue Charcot. Selon cette théorie, il existerait une mémoire associée à chacun de nos sens, de sorte qu’il y aurait une mémoire visuelle, une mémoire auditive, une mémoire olfactive, etc. Cette idée est en partie juste mais, ce qui est complètement faux, c’est la conception selon laquelle la mémoire se résume entièrement dans ces mémoires sensorielles.
Concentrons-nous tout d’abord sur la mémoire photographique visuelle. Des études en laboratoire ont bien montré qu’il existait une mémoire visuelle mais celle-ci a deux caractéristiques qui font que les chercheurs ne veulent pas la qualifier de « photographique » mais plutôt de mémoire iconique (ou encore de mémoire sensorielle visuelle). La première caractéristique est que cette mémoire est très éphémère. Lorsqu’on projette sur un écran un tableau de trois rangées de quatre lettres, on s’aperçoit que le temps de rappeler quatre lettres, les sujets de l’expérience oublient les autres parties du tableau. Des expériences plus compliquées montrent que la durée de cette mémoire serait d’environ un quart de seconde. Il est donc impossible de mémoriser une page entière d’un manuel.
Nous pourrions nous lamenter d’avoir une si piètre mémoire mais, comme vous allez le découvrir, c’est au contraire une grande qualité. En effet, les études sur la lecture indiquent que nos yeux sont en perpétuel mouve¬ment ; lorsqu’on filme les yeux, on s’aperçoit qu’ils s’arrêtent pour faire des pauses sur un mot, puis ils sautent pour se poser à nouveau sur un autre mot. Une pause s’appelle une fixation et c’est pendant cette fixation que les lettres du mot sont analysées dans une mémoire spéciale. Puis les yeux sautent sur un autre mot, c’est la saccade ocu¬laire. Or, le temps moyen de fixation est d’un quart de seconde. Ainsi, en comptant le temps des saccades, il y a environ trois fixations par seconde soit trente fixations en dix secondes, etc. Imaginons un instant que la mémoire iconique dure dix secondes, le premier mot resterait en mémoire pendant dix secondes, le deuxième mot aussi, ainsi que le troisième, etc., et ainsi de suite pour les trente mots fixés pendant cet intervalle de dix secondes. Les lettres de ces trente mots se mélangeraient : ce serait un tel embrouillamini que la lecture deviendrait impossible. Comme le mécanisme des fixations et des saccades est le même pour la vision des visages ou des objets autour de nous, ce serait un mélange de trente visages et objets que nous aurions devant nos yeux en permanence. En une heure, puisque dans cette durée il y a trois mille six cents secondes, ce serait plus de dix mille images qui se mélangeraient. Imaginez donc ce qu’il en serait si la mémoire visuelle était vraiment durable comme une photographie. Heureusement, il n’en est rien tout simplement parce que la mémoire visuelle ou iconique ne garde les informations que pendant un quart de seconde ; lorsque les yeux sautent sur un autre mot ou une autre image, la précédente s’est effacée, comme sur un bon écran de télévision qui ne garde la trace de la précédente image qu’un très court instant.
Mais ce n’est pas tout, car si la mémoire iconique est éphémère, elle a une capacité très restreinte due aux carac-téristiques de notre œil. L’œil est tapissé d’une mosaïque de cellules photoréceptrices qui transforment la lumière en influx nerveux : les cônes « voient » en couleur et les bâtonnets « voient » en noir et blanc. D’une façon générale, plusieurs récepteurs (dix, cent jusqu’à dix mille) sont disposés en grappe et les influx nerveux sont canalisés sur un seul câble commun. Comme le cerveau n’est informé de ce qui se passe dans l’œil que par les câbles, inutile de vous dire que la vision donnée par l’ensemble de l’œil n’est pas très nette. En revanche, au centre de l’œil, tout se déroule admirablement puisque chaque cellule réceptrice a son petit câble personnel, un téléphone portable en somme, qui lui permet d’envoyer avec précision au cerveau ce qui se passe en face. C’est uniquement grâce à cette zone centrale que notre acuité visuelle est très bonne (par convention dix sur dix). L’acuité est excellente mais seulement dans cette petite zone qui ne peut voir que dans un angle de deux à quatre degrés, un peu comme à travers le chas d’une grosse aiguille ; voilà d’ailleurs pourquoi nos yeux sont sans arrêt en train de bouger, pour amener un visage ou un mot en face de cette zone, sinon le pourtour reste flou. Voici donc la deuxième raison pour laquelle la mémoire iconique n’est pas du tout une mémoire photographique ; car nous ne pouvons « photographier » la page d’un manuel, puisque une fixation ne peut enregistrer qu’une toute petite portion de l’espace, en gros un mot quand nous lisons et un seul visage lorsque nous sommes à la terrasse d’un café.
Pourtant, si nous avons bien l’impression de voir cette page, c’est parce notre cerveau fait une merveilleuse synthèse d’image et nous berce d’illusions. Par exemple, nous avons deux yeux et cependant nous ne voyons qu’une image ; les objets, par suite des particularités de notre œil (le cristallin forme une lentille convergente) sont projetés à l’envers sur le fond de l’œil, et cependant nous voyons les objets et les gens à l’endroit : c’est le cerveau, qui, à nouveau, rétablit le tout. Mais faites donc le petit exercice suivant pour vous convaincre que nous n’avons pas de mémoire photographique. Fixez pendant cinq secondes la page suivante du livre. Puis en le refermant, essayez en vous représentant visuellement cette page, de compter la dixième ligne en partant du haut : vous y êtes… maintenant, comptez le septième mot en partant de la gauche. Vous verrez par vous-même ainsi que vous êtes incapable de « lire » cette image mentale, et qu’elle n’est qu’une belle image virtuelle
Vidéo : La mémoire photographique existe-t-elle
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