La défense de l’organisme : la mémoire du système immunitaire
Les débuts de la vaccination:En Grèce, 500 ans avant notre ère, la guerre du Péloponnèse faisait rage. Alors qu’Athènes était de surcroît touchée par une terrible épidémie de peste, un aristocrate nommé Thucydides remarqua que les soldats ayant survécu étaient devenus «résistants» à la maladie. Il s’agit là d’une des premières observations du fonctionnement de notre système immunitaire. Bien des siècles plus tard, c’est avec une autre affection, la variole, que l’homme va tenter de tirer partie de l’immunité pour se protéger des maladies.
La variole est une maladie qui se traduit d’abord par des maux de tête et des douleurs dorsales, puis par l’apparition de taches rouges se transformant en vésicules. Ces dernières se présentent sur la face, avant de s’étendre à l’ensemble du corps. Les pandé¬mies de variole, qui ont sévi dès l’Antiquité, ont causé la mort de millions de personnes. Les premières tentatives connues de lutte contre cette maladie eurent lieu en Chine au XIe siècle.
Elles consistaient à mettre en contact la personne que l’on cherchait à proté¬ger de la variole avec les produits de suppuration des pustules d’un malade. Malgré des résultats très aléatoires, cette pratique dite d’inoculation persista en Orient jusqu’au XVIIIe siècle et c’est ainsi que, lors d’un séjour en Turquie où elle accompagnait son mari, ambassadeur de la couronne d’Angleterre, Mary Wortley Montague (1689-1762) en prit connaissance. Lady Montague, une femme de lettres en vue à la cour d’Angleterre elle- même défigurée par la variole, cherchait à protéger sa famille. Elle décida d’inoculer la variole à ses enfants. L’inoculation venait ainsi de prendre pied en Europe et, grâce à elle, les bases de la vaccination vont, au fil des décennies, être posées…
L’expérience de Lady Montague (1718):
Dans sa correspondance avec Sarah Chiswell – l’une de ses amies restée en Angleterre, qui décédera d’ailleurs de la variole en 1727 – Lady Montague décrit l’inoculation telle qu’on la pratique en Turquie :
« Andrinople, le 1er avril 1718,
La variole, si fatale et si répandue chez nous, est ici entièrement inoffensive par l’invention de l’inoculation, comme ils l’appellent. Il y a un groupe de vieilles femmes qui font commerce pour pratiquer cette opération. Chaque automne, au mois de septembre, quand les fortes chaleurs sont terminées, les gens cherchent dans leur entourage si quelqu’un a eu connaissance de la variole. Ils se regroupent, et quand ils sont rassemblés, habituellement à cinquante ou soixante, la vieille femme vient avec une coquille de noix pleine d’une matière du meilleur type de variole, et demande quelle veine vous voulez voir ouverte. Elle déchire immédiatement la veine que vous lui offrez avec une grande aiguille (qui ne vous procure pas plus de douleur qu’une égra- tignure banale) et injecte dans la veine autant de venin qu’il peut tenir sur la tête de son aiguille […].
[…] Les Grecs, par superstition, se font injecter dans le milieu du front, dans chaque bras et sur la poitrine, réalisant ainsi un signe de croix, mais cela a un effet très néfaste car toutes ces blessures provoquent de petites cicatrices, qui n’apparaissent pas chez les non-superstitieux, qui choisissent de se faire piquer dans les jambes ou les parties cachées du bras.
Les enfants ou les jeunes patients jouent ensemble le reste de la journée et sont en parfaite santé jusqu’au huitième jour. Alors la fièvre commence et ils gardent le lit deux jours, très rarement trois. Ils ont rarement plus de vingt à trente pustules au niveau de la face, qui ne laissent pas de trace, et en huit jours ils sont aussi bien qu’avant leur maladie […].
Chaque année, des milliers subissent cette opération et l’ambassadeur de France dit en plaisantant qu’ils prennent la variole ici comme d’autres en Europe prennent les eaux. Il n’y a pas d’exemple de quelqu’un qui soit mort ici, et tu peux croire que je suis si sûre de l’innocuité de l’expérience que je l’ai essayée sur mon cher petit garçon. Je suis assez patriote pour prendre la peine de mettre cette invention à la mode en Angleterre […].»
Comme le précise cette lettre, Mary Montague avait en effet demandé quelques jours auparavant (le mardi 19 mars J7J8) au chirurgien de l’ambassade, Charles Maitland, d’inoculer la variole à son fils de 5 ans. Charles Maitland dresse alors un tableau des signes cliniques qu’il observe après l’inoculation du jeune garçon:
«Le bras du garçon gonfla et après le troisième jour de larges taches apparurent sur son visage. Entre le septième et le huitième jour, il devint fiévreux et assoiffé pendant quelques heures; et alors une centaine de pustules apparurent, mais elles formèrent des croûtes et tombèrent sans laisser de cicatrice. Seules les traces de l’aiguille sur ses bras restèrent comme preuve de l’opération. »
L’inoculation a donc induit une forme très atténuée de la variole chez le jeune garçon, qui sera par la suite protégé contre cette maladie. En avril J721, de retour en Angleterre, Charles Maitland inocule cette fois la variole a la fille de Lady Montague, âgée de 4 ans. Comme pour son frère, inoculé trois ans plus tôt, l’opération est un succès. Pour convaincre l’opinion publique de l’innocuité de cette variolisation, l’opération est répé¬tée en août 1721 sur six détenus de Newgate, la célèbre prison de Londres, et six orphe¬lins de la même ville. Après l’apparition des pustules accompagnée de fièvre, tous les patients survivent. Finalement, en avril 1722, les deux filles de la Princesse de Galles sont inoculées avec succès. La variolisation est alors acceptée.
L’expérience de Jenner (1796):
A la fin du XVIIe siècle, la variole fait des ravages en Angleterre. On estime en effet que cette maladie est responsable de 12% des décès parmi la population générale, une proportion qui grimpe jusqu’à 33 % si l’on considère les seuls enfants des villes.
Edward Jenner (1749-1823), un médecin anglais exerçant en milieu rural (dans le Gloucestershire), va adapter à la mode anglaise la pratique de l’inoculation. Il s’appuie sur des observations personnelles pour affir¬mer qu’une maladie infectieuse des bovins et des chevaux, la vaccine, protège de la variole. La vaccine se transmet à l’homme. Elle se mani-feste alors par des lésions cutanées assez proches de celles qu’induit la variole, mais elle n’est pas fatale. Pour l’homme, la vaccine est donc en quelque sorte une forme atténuée de la variole :
Edward Jenner (1749-1823). «C’est une maladie à laquelle les chevaux dans leur état de domestication sont
fréquemment sujets. Les maréchaux-ferrants l’ont appelée “gale de boue”. C’est une inflammation et un gonflement du pied, duquel s’écoulent des suppurations capables de provoquer une maladie chez l’homme qui supporte une ressemblance forte avec la variole.
Dans cette région de production laitière, un grand nombre de vaches sont élevées et la traite est effectuée indistinctement par des servantes ou des valets. Un de ceux-ci ayant été désigné pour s’occuper des pieds d’un cheval affecté par la gale de boue, et ne faisant pas attention à la propreté, a impru¬demment contaminé la traite des vaches avec quelques particules de matière infectieuse adhérant à ses doigts. Lorsque c’est le cas, il arrive communément que la maladie se transmette aux vaches, puis des vaches aux vachers, puis se répand à travers la ferme jusqu’à ce que l’ensemble du bétail et des animaux domestiques ressente ses conséquences déplaisantes.
Cette maladie a été nommée vaccine. Elle apparaît sur le pis des vaches sous la forme de pustules irrégulières […]
Les animaux deviennent souffrants et la sécrétion de lait est très diminuée. Des points enflammés commencent à apparaître à différents endroits des mains des domestiques employés à la traite et parfois sur les poignets qui rapidement suppurent, en présentant tout abord de petites ampoules comme celles produites par une brûlure.
L’organisme en est affecté: le pouls est accéléré; des frissons surviennent suivis par de la fièvre, avec une lassitude générale et des douleurs au niveau des reins et des membres, et des vomissements. La tête est douloureuse et les patients délirent souvent.
Ces symptômes variables dans leur degré de violence se poursuivent généralement d’un à trois ou quatre jours.
[…] Ainsi, cette maladie se propage du cheval au pis de la vache et de la vache à l’homme. Des substances morbides de différents types, lorsqu’elles sont absorbées par l’organisme, peuvent produire des effets similaires, mais ce qui rend le virus [à prendre ici au sens d’agent infectieux] de la vaccine si singulier, c’est que lorsqu’une personne a été infectée ainsi, elle est prémunie pour toujours contre l’infection par la variole, ni l’exposition aux effluents varioleux, ni l’insertion de cette substance sous la peau ne déclenche cette infection. »
Le 14 mai 1796, Jenner examine Sarah Nelmes, une vachère restée célèbre car le médecin réalisera une gravure des pustules de vaccine qu’elle présentait sur la main pour illustrer le livre sur la variolisation qu’il publiera en 1798 :
«Sarah Nelmes, une vachère […] fut infectée par la vaccine prélevée sur les vaches de son maître en mai 1796. Elle reçut l’infection sur une partie de la main qui avait été auparavant un petit peu égratignée au moyen d’une épine. Une grande pustule douloureuse et des symptômes habituels accompagnant la maladie apparurent en conséquence. La pustule était si caractéristique de la vaccine en apparaissant sur la main que j’en donnais une représentation […]. Les deux autres pustules des poignets apparurent à partir de l’application du virus après quelques minutes d’abrasions du tégument […] La pustule de l’in¬dex signe de manière précoce la maladie. »
Le 1er juillet 1796, Jenner inocule à James Phipps, un jeune garçon de 8 ans, un peu de liquide prélevé au niveau des pustules de vaccine de Sarah Nelmes. Celui-ci ne présente aucun signe de la maladie: il a donc bel et bien été vacciné contre la variole. Fort de ce succès, Jenner poursuit son travail d’inoculation de la vaccine à l’échelle de populations entières. Ainsi, au cours du seul printemps 1797, il immunise 1475 patients de tout âge, depuis un bébé d’une quinzaine de jours jusqu’à des «vieillards» (pour l’époque!) de 75 ans.
L’expérience de Pasteur sur le choléra des poules (1880):
Le verbe «vacciner» est employé pour la première fois en 1880 par le célèbre biologiste français Louis Pasteur (1822-1895), alors qu’il présente, à l’Académie des Sciences de Paris, les travaux expérimentaux qu’il a réalisés sur le «choléra des poules». Cette maladie, décrite en 1789 en Lombardie et apparue en France au milieu du XIXe siècle, décime les basses-cours. Elle se traduit par un état d’hébétude et de somnolence de l’oiseau, accompagné de diarrhées violentes, la mort survenant généralement en deux jours.
Un manuel de microbiologie édité en 1888 apporte des précisions quant aux observations de Pasteur sur l’agent infectieux responsable du choléra des poules et aux méthodes qu’il emploie pour l’atténuer :
« Dans le sang, dans les abcès, dans la muqueuse intestinale, dans la diarrhée, on retrouve la bactérie qui cause la maladie. Elle se présente sous la forme de micrococcus de 2 à 3 |im de diamètre quelquefois unis deux à deux […]. Pasteur a cultivé la bactérie du choléra des poules dans le bouillon de poulet neutralisé et stérilisé ; la culture se fait bien entre 25° et 35° centigrades […]. Le vaccin du choléra des poules est le premier virus [à prendre ici au sens d’agent infectieux] atténué qui ait été découvert, et il a servi à donner la méthode générale d’atténuation de la virulence des bactéries. Pasteur attribue cette atténuation à l’action prolongée de l’oxygène ; en pratique, pour la réali¬ser, on maintient les cultures pendant des semaines et des mois à l’étuve, et plus on s’éloigne du point de départ, plus la virulence diminue. »
Pasteur démontre de manière expérimentale que l’inoculation à des poules d’un «virus» atténué («virus» est à prendre ici au sens d’agent infectieux) leur permet de survivre à une seconde inoculation d’un virus cette fois non atténué :
«Afin d’expliquer plus clairement et plus brièvement les résultats dont j’ai à rendre compte, qu’il me soit permis d’employer le mot “vacciner” pour expri¬mer le fait de l’inoculation à une poule du virus atténué.
[…] J’ai pris dix poules vierges de toute inoculation et dix autres vaccinées au maximum; à toutes, le virus le plus virulent a été injecté dans la jugulaire. Les dix premières poules sont mortes rapidement, plusieurs déjà après vingt- quatre heures. Les dix poules vaccinées ont guéri, au contraire, sans avoir été malades, si ce n’est d’une manière peu accusée, à cause de l’incision à la peau et à la jugulaire. Le sang lui-même était donc vacciné si l’on peut s’exprimer ainsi […].»
Il confirme ainsi la pertinence de l’approche vaccinale pour lutter contre les maladies infectieuses :
«[…] je pourrai dire, sur la foi de nombreuses expériences, que les effets de la vaccination sont variables avec les poules, que certaines résistent à un virus très virulent à la suite d’une seule inoculation préventive du virus atténué, que d’autres exigent deux inoculations préventives et même trois, que dans tous les cas, toute inoculation préventive a son action propre, parce qu’elle prévient toujours dans une certaine mesure ; qu’en un mot, on peut vacciner à tous les degrés et qu’il est toujours possible de vacciner d’une manière complète, c’est- à-dire d’amener la poule à ne plus recevoir aucune atteinte du virus le plus virulent. »
Rendant hommage à Pasteur, le bactériologiste italien Count Trevisan propose, en 1887, de nommer Pasteurella le genre des bactéries responsables du choléra des
poules.
L’expérience de Pasteur sur le charbon (1881):
Malgré la démonstration scientifique de l’efficacité de la vaccination, cette pratique n’est pas pour autant admise par l’ensemble de la communauté scientifique. Louis Pasteur est mis au défi par Hippolyte Rossignol, un vétérinaire renommé de Melun, de guérir le bétail de la maladie du charbon qui sévissait alors en France et causait des pertes financières importantes chez les éleveurs. Cette maladie était encore appelée «maladie du sang de rate », en raison de la couleur très foncée, presque noire, du sang des animaux autopsiés. Le défi sera relevé par Pasteur à partir du 5 mai 1881 à Pouilly-le-Fort, un village situé près de Melun, en présence de nombreuses personnalités : sénateurs, députés, conseillers généraux, mais aussi nombre de médecins, pharmaciens et vétérinaires.
L’expérience comprend cinq séances d’inoculation du «virus» charbonneux plus ou moins atténué par culture à température élevée (42-43 °C). «Virus» est également à prendre ici au sens d’agent infectieux, puisque le microbe responsable de la maladie du charbon est en fait une bactérie, Bacillus anthraci. Cet agent infectieux avait été identifié quelques années plus tôt, en 1863, par un médecin et bactériologiste français, Casimir Davaine (1812-1882), comme un organisme vivant qu’il nommait selon ses publications «bactérie», «infusoire», «vibrion» ou encore «corpuscule». Le bactériologiste avait fait état de ses découvertes par le truchement de Claude Bernard qui avait lu une de ses notes devant l’Académie des Sciences de Paris :
«Dès que l’animal infecté meurt, les bactéries cessent de se multiplier et de s’accroître; dans le sang conservé hors des vaisseaux, elles se détruisent, comme je l’ai déjà dit, ou se transforment. Dans tous les cas, en même temps
qu’elles perdent leur apparence primitive, elles perdent la faculté de se propa-ger chez l’animal vivant : deux inoculations pratiquées, l’une avec du sang de mouton conservé depuis huit jours, l’autre avec du sang de lapin conservé depuis dix jours, n’ont déterminé ni la maladie du sang de rate, ni la forma¬tion de bactéries. »
Les inoculations préconisées par Pasteur ont lieu durant un mois, du 5 au 31 mai 1881. Ainsi, lors de la 3e séance, l’animal non vacciné meurt le lendemain de l’inoculation de l’agent du charbon non atténué, alors que le mouton vacciné par deux injections successives de l’agent atténué du charbon reste en bonne santé. Le petit épisode fébrile observé pour cet animal 4 jours après l’inoculation de l’agent virulent est passager et sans conséquence pour sa santé.
L’expérience comprend une cinquième et dernière séance d’inocula¬tion qui s’avère décisive, car elle est réalisée sur un échantillon plus important. Louis Pasteur se rend en personne à Pouilly-le-Fort et ne ménage pas ses peines. Hippolyte Rossignol raconte :
«Le 31 mai doit être le jour de l’expérience suprême […]. M. Pasteur, impas¬sible, préside lui-même ; on voit qu’il est sûr du succès ; les inoculations du 28 et du 29 permettent, du reste, d’augurer une réussite complète […].
On procéda à l’inoculation d’un virus très virulent sur 22 moutons et une chèvre préalablement vaccinés […] ainsi que sur un nombre égal d’animaux, complètement indemnes jusqu’à ce jour, et qui constituent le second lot des sujets d’expériences de Pouilly.
Pour couper court à certaines insinuations ([…] on supposait que M. Pasteur n’obtenait les merveilleux résultats annonces qu’à l’aide d’un subterfuge, qui consistait à n’inoculer les sujets dont on voulait épargner la vie, qu’avec du liquide pris à la superficie du vase à virus, tandis que la couche profonde était réservée aux animaux destinés à mourir), je priai M. Pasteur de bien vouloir consentir à mélanger les deux lots, avant qu’on ne les inoculât […].
M. Pasteur s’empressa de faire droit à ma requête ; le mélange des deux lots fut aussitôt effectué, après quoi M. Roux inocula les 44 moutons et les deux chèvres, dans l’ordre où on lui présenta les animaux, sans se préoccuper de savoir s’ils étaient oui ou non vaccinés.
Le lendemain, 1er juin, MM. Chamberland, Roux, Gassend, Garrouste et Rossignol se transportèrent à Pouilly-le-Fort, vers 2 heures de l’après-midi, pour juger de l’état des inoculés.
Dans le lot des vaccinés, […] tous les animaux vont bien […]. Mais dans le lot des moutons non vaccinés, les sujets malades sont nombreux; on n’a nulle peine de les découvrir, car ils se tiennent tous à l’écart et refusent toute nourriture.
A l’arrivée de l’immortel auteur de la magnifique découverte de la vaccination charbonneuse (le 2 juin), 14 moutons non vaccinés et la chèvre avaient déjà succombé, et le restant des non-vaccinés se trouvait aux prises avec la mort. Dans le lot des vaccinés, au contraire, tous les sujets étaient bien portants. »
Par cette expérience, Louis Pasteur a donc magistralement relevé le défi lancé par Hippolyte Rossignol et prouvé de manière scientifique que la vaccination était une pratique efficace pour lutter contre la maladie du charbon. Le 13 juin 1881, Pasteur rend compte de ses travaux devant l’Académie des Sciences de Paris, en insistant sur les avan¬tages de l’utilisation de «virus» atténués:
«[…] Nous possédons maintenant des virus-vaccins du charbon, capables de préserver de la maladie mortelle, sans jamais être eux-mêmes mortels, vaccins vivants, cultivables à volonté, transportables partout sans altération, préparés enfin par une méthode qu’on peut croire susceptible de généralisation, puisque, une première fois, elle a servi à trouver le vaccin du choléra des poules.
Par les caractères des conditions que j’énumère ici, et à n’envisager les choses que du point de vue scientifique, la découverte des vaccins charbonneux constitue un progrès sensible sur le vaccin jennérien, puisque ce dernier n’a jamais été obtenu expérimentalement. »
L’expérience de Pasteur sur la rage (1885):
Pasteur maîtrise parfaitement sa méthode de production de «virus» atténués lorsqu’il s’intéresse, à partir de 1882, au virus de la rage :
«[…] voici le moyen de rendre un chien réfractaire à la rage. […] Dans une série de flacons, dont l’air est entretenu à l’état sec par des fragments de potasse déposés sur le fond du vase, on suspend, chaque jour, un bout de moelle rabique fraîche de lapin mort de rage. […] Chaque jour également, on inocule sous la peau du chien une pleine seringue […] de bouillon stérilisé, dans lequel on a délayé un petit fragment d’une de ces moelles en dessiccation, en commençant par une moelle d’un numéro d’ordre assez éloigné du jour où l’on opère, pour être bien sûr que cette moelle n’est pas du tout virulente […]
Les jours suivants, on opère de même avec des moelles plus récentes […] jusqu’à ce qu’on arrive à une dernière moelle très virulente, placée depuis un jour ou deux seulement en flacon. Le chien est alors rendu réfractaire à la rage. On peut lui inoculer du virus rabique sous la peau ou même à la surface du cerveau par trépanation sans que la rage se déclare. »
En juillet 1885, Joseph Meister, un garçon de 9 ans mordu par un chien, se présente à Pasteur :
«Par l’application de cette méthode, j’étais arrivé à avoir cinquante chiens de tout âge et de toute race, réfractaires à la rage, sans avoir rencontré un seul insuccès, lorsque, inopinément, se présentèrent dans mon laboratoire, le lundi 6 juillet dernier, trois personnes arrivant d’Alsace : Théodore Vone, marchand épicier à Meissengott, près de Schlestadt, mordu au bras, le 4 juillet, par son propre chien devenu enragé; Joseph Meister, âgé de neuf ans, mordu égale¬ment le 4 juillet, à 8 heures du matin par le même chien. Cet enfant, terrassé par le chien, portait de nombreuses morsures, à la main, aux jambes, aux cuisses, quelques-unes profondes, qui rendaient même sa marche difficile […]; la troisième personne qui, elle, n’avait pas été mordue, était la mère du petit Joseph Meister. […] A l’autopsie du chien abattu par son maître, on avait trouvé l’estomac rempli de foin, de paille et de fragments de bois. Le chien était bien enragé. »
Pasteur imagine alors un traitement pour ce malheureux garçonnet :
« La mort de cet enfant paraissant inévitable, je me décidai, non sans de vives et cruelles inquiétudes, on doit bien le penser, à tenter sur Joseph Meister la méthode qui m’avait constamment réussi sur les chiens… On inocula, au petit Meister, une demi-seringue […] d’une moelle de lapin mort rabique, le 21 juin, et conservée depuis lors en flacon à air sec, c’est-à-dire depuis quinze jours. Les jours suivants des inoculations nouvelles furent faites […]. Dans les derniers jours, j’avais donc inoculé à Joseph Meister le virus rabique le plus virulent[…]. Dès le milieu du mois d’août, j’envisageais avec confiance l’avenir de la santé de Joseph Meister. Aujourd’hui encore, après trois mois et trois semaines écoulés depuis l’accident, cette santé ne laisse rien à désirer. »
Pasteur invente donc la vaccination «curative» alors que l’essence même de cette technique s’attache plutôt à prévenir les maladies. Les résultats spectaculaires obtenus sur le petit Meister tiennent en fait à l’injection de virus atténué pendant la période d’in¬cubation de la maladie. En effet, dans le cas de la rage humaine, le virus inoculé par la morsure d’un animal enragé atteint tout d’abord les nerfs puis, au bout d’une période d’incubation longue de 3 à 12 semaines, le système nerveux central. La rage déclarée se manifeste souvent par des troubles de la sensibilité et de la motricité, une hypersaliva- tion, mais aussi une hydrophobie. L’état de santé du malade se dégrade de plus en plus jusqu’à l’issue fatale. A l’époque de Pasteur, c’est très souvent cette phobie de l’eau qui signait la rage déclarée.
Au cours de l’année 1885, Louis Pasteur «vaccine» 350 patients mordus par un animal enragé (chien ou loup). Il ne connaîtra qu’un seul échec, avec la jeune Louise Pelletier, une enfant de 10 ans qu’il n’avait accepté de vacciner que par compassion vis- à-vis de ses parents, mais qu’il savait condamnée avant même d’avoir entrepris son traitement :
« Pour une seule personne, le traitement a été inefficace ; elle a succombé à la rage, après avoir subi ce traitement. C’est la jeune Louise Pelletier. Cette enfant, âgée de dix ans, mordue le 3 octobre 1885, à la Varenne-Saint-Hilaire, par un gros chien de montagne, m’a été amenée le 9 novembre suivant, le trente-septième jour seulement après ses blessures, blessures profondes au creux de l’aisselle et à la tête. La morsure à la tête avait été si grave et d’une si grande étendue que, malgré des soins médicaux continus, elle était très purulente et sanguinolente, le 9 novembre. […] J’aurais dû, dans l’intérêt scientifique de la méthode, refuser de soigner cette enfant arrivée si tard, dans des conditions exceptionnellement graves ; mais, par un sentiment d’huma¬nité et en face des angoisses des parents, je me serais reproché de ne pas tout tenter. Des symptômes avant-coureurs de l’hydrophobie se manifestèrent le 27 novembre, onze jours seulement après la fin du traitement. Ils devinrent plus manifestes le 1er décembre au matin. La mort survint, avec les symp-tômes rabiques les plus accusés, dans la soirée du 3 décembre. »