L'hôpital de demain
Tenter de répondre à la question : « Que sera l’hôpital de demain ? » relève un peu de la présomption, car ce type d’exercice se heurte à plusieurs difficultés majeures.
En premier lieu, il faut considérer que les hôpitaux ne constituent pas une famille homogène, même en limitant la réflexion au cadre hexagonal. Il y a très peu de ressemblance entre l’hôpital de Concarneau, l’hôpital psychiatrique de Quimper et le groupe hospitalier Pitié- Salpêtrière. Il est donc abusif de développer un point de vue à portée générale sur des établissements différents par leur histoire, leur taille, leur technicité, leur caractère universitaire ou pas, leur environnement rural ou urbain.
En second lieu, parce que l’hôpital, c’est le monde de la complexité mettant en relation trois formes de construction totalement imbriquées et en interaction : l’architecture des technologies, celle des systèmes information, et surtout celle des rapports humains. Partant de là, comment imaginer se faire une idée simple et systémique sur le futur d’un ensemble complexe où les composantes évoluent à un rythme différent, en émettant des signes de nature et d’intensité variable ? Le plus difficile à conjuguer étant le temps court de l’évolution des connaissances scientifiques et du changement technique (plus de 25 000 nouvelles références médicales chaque mois dans la base de données médicale Medline), et le temps long des changements de comportement des acteurs, usagers ou professionnels et des changements des organisations (les services hospitaliers n’ont pas vraiment changé dans leur forme depuis 1943).
Enfin, il faut reconnaître que même les prédictions les plus fines des experts n’arrivent pas à dissiper le doute qui envahit tout responsable hospitalier encore lucide. Comment avoir en effet des semi-certitudes quand l’hôpital est immergé dans un océan d’incertitudes qui baigne les rivages des différents environnements qui le façonnent ?
Environnement économique
La faillite de l’analyse économique comme outil de prévision des grandes ruptures nous laisse totalement démunis pour percevoir les futurs possibles de l’économie Monde et de l’économie France. Sans trop se tromper, après les trente glorieuses, nous sommes définitivement installés dans la période des années douloureuses, et il paraît donc raisonnable de tabler à dix ans sur une croissance très faible, proche de « l’état stationnaire », décrit par John Stuart Mill, et son corollaire, le contrôle renforcé des ressources affectées à la santé. La reconcentration et la restructuration des activités hospitalières pour gagner en productivité et la recherche de la qualité pour gagner en légitimité constituent des mouvements de fond qui vont s’amplifier. Les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) et l’Agence nationale de l’accréditation (ANAES) ne sont pas prêtes de connaître le chômage technique.
Environnement sociologique
L’hôpital est une organisation humaine très largement dominée par les comportements individuels et collectifs et très en phase avec les rythmes de la société dont il constitue une représentation à petite échelle.
Est-il possible d’imaginer un changement de mentalité des professionnels de santé, largement déterminée par le corporatisme (plus de cent statuts différents à l’hôpital pour une trentaine de familles de métiers) et par le conservatisme ?
Est-il possible d’imaginer un changement de mentalité des usagers-consommateurs à qui l’on continue de faire croire que le corps bronzé et triomphant constitue une « nouvelle vraie valeur » et que toutes les réponses aux problèmes de souffrance rencontrés par ce corps sont des réponses techniques qui se trouvent à l’hôpital, y compris la réponse sur le sens de la vie ?
Dans un siècle, que certains, dont Edgar Morin, perçoivent de façon radieuse comme celui du désarroi et du désenchantement, la tendance ira, à mon avis, plus dans le sens de l’amplification des comportements hypocondriaques, largement entretenus par les médias, que dans le sens d’une humanité raisonnablement gérée, pleinement et paisiblement assumée. Au-delà de ces questionnements, j’ai toutefois une certitude, celle de voir les citoyens être de plus en plus acteurs de leur santé et de plus en plus impliqués dans la gestion du système de santé et de l’hôpital. Les signes sont nombreux et quotidiens (états généraux du cancer, manifestation à Saint- Affrique…).
Environnement démographique, épidémiologique et sanitaire
Nous sommes là dans le domaine où l’imprévisibilité est largement probable. Ayant eu la chance de piloter le projet de l’hôpital européen Georges-Pompidou, de la phase de la conception in vitro jusqu’à ses premiers pas, j’ai pu mesurer que les prédictions d’il y a dix ans ne se sont pas toutes réalisées et que le progrès technique n’a pas pour l’instant apporté tous les bénéfices attendus, par exemple dans le domaine des fibrinolyses en urgence des accidents vasculaires cérébraux, dans celui des thérapies géniques ou des thérapies cellulaires. Quant aux xénogreffes, pour l’instant, il est possible d’affirmer que le cochon transgénique n’est pas encore devenu l’avenir de l’homme… Alors pour les dix ans à venir, pour les mêmes questions, il n’y a toujours pas de réponse certaine, par exemple, dans le domaine cardiovasculaire, qu’est-ce qui l’emportera ? Est-ce que ce seront les médicaments, qui ont l’avantage de pouvoir être pris à domicile ? Est-ce que c’est la cardiologie interventionnelle, qui nécessite de gros investissements en hommes, en équipements et en dispositifs médicaux, ou est-ce que ce sera la chirurgie mini-invasive, robotisée, à cœur battant ? Pour l’instant, pas de réponse.
Les incertitudes qui s’attachent aux innovations de la pratique médicale sont moins perceptibles sur le plan épidémiologique. Là, il est en effet possible de retenir au moins deux lignes de fond liées, l’une à l’évolution démographique de notre pays (11 000 centenaires en 2002, soit dix fois plus qu’il y a trois ans, 46 000 en 2020, soit quatre fois plus), à savoir le développement de toutes les maladies liées au vieillissement, l’autre liée à l’évolution sociétale ; la multiplication des voyages et des déplacements, associée à la vie en milieu urbain, expliquent le développement de maladies infectieuses nouvelles, pas toutes connues, dont le SRAS et la légionellose ne constituent que les prémices ou la résurgence de maladies disparues (401 cas de syphilis en 2002).
Quant à l’offre de soins en général, et l’organisation de notre système de protection sociale, vu l’esprit jacobin des Français et leur attachement viscéral et légitime à la Sécurité sociale, je ne perçois pas de changements fondamentaux. Au-delà du grand chantier de réforme hospitalière actuellement engagé par Jean-François Mattéi, introduisant une tarification à l’activité, il me paraît possible de parier sur l’absence de réforme fondamentale des modes de financement, de régulation, de gestion et d’organisation de notre système de santé, même en percevant la possibilité d’une implication de plus en plus forte de la Région dans une responsabilité sanitaire et une participation accrue au financement d’un nouveau type de ticket modérateur par les mutuelles et par les assureurs. C’est aussi l’avis de Bertrand Fragonard, à qui l’on vient de confier la présidence du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie. Et quel avenir ? Le défi est d’éviter le déficit de 66 milliards d’euros qui se profile en 2020, si aucune mesure n’est prise. Parmi les mesures préconisées, pas de révolution, mais un savant dosage entre une augmentation et un élargissement du taux pour la CSG et une réduction acceptable du taux de prise en charge. Enfin, il est également possible de parier sur la pérennité du mode actuel d’organisation de soins, établissant une coexistence entre un état de complémentarité et un état de concurrence, entre l’hospitalisation publique et l’hospitalisation privée dans le cadre de schémas régionaux d’organisation sanitaire.
Environnement technologique
C’est certainement dans ce domaine que les lignes d’évolution sont les moins complexes à dessiner car elles s’inscrivent dans des stratégies industrielles observables, ou que l’on peut deviner. Le terrain de la technologie est le plus stable dans une perspective à dix ans, et ce n’est pas un hasard si dans le cadre des congrès médicaux internationaux sont abordés des techno-sujets tels que les puces moléculaires, l’IRM interventionnelle, ou les protéines thérapeutiques, plutôt que des socio-sujets tels que : comment sera organisé le travail dans les blocs opératoires en 2015, quelles seront les aspirations des jeunes médecins, ou y aura-t-il toujours, à cette époque, des chirurgiens du digestif ou des infirmières pour s’occuper des vieux et des malades cancéreux ?
Selon les experts interrogés dans le cadre d’une enquête récente du Centre d’études et de recherche en économie de la santé, les domaines de progrès identifiables susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur l’organisation du système de soins, sont perceptibles dans trois dimensions.
La première est celle de la biologie moléculaire et de la médecine génétique qui s’appuie sur trois piliers principaux : la génomique, c’est-à-dire le déchiffrement du patrimoine génétique des individus (soit 3 milliards de caractères du texte ADN), le génie génétique, c’est-à-dire l’ensemble des techniques qui permettent de manipuler les gènes, l’immunologie, c’est-à-dire l’étude des modes de résistance des organismes vivants aux facteurs pathogènes. Au-delà d’une meilleure connaissance et d’une meilleure compréhension du vivant, dans les dix prochaines années, ces biotechnologies ouvrent des perspectives dans le domaine du diagnostic précoce et fin des maladies (infectieuses notamment), dans celui de la prédiction, dans celui de la thérapie, en réparant ou neutralisant le gène ou les gènes défectueux.
Le deuxième domaine de progrès est celui de la thérapie cellulaire, véritable ingénierie des tissus.
Enfin, un troisième domaine de progrès moins incertain, touchant :
— à l’imagerie, plus rapide, moins invasive, plus spécifique, grâce au progrès de l’imagerie fonctionnelle des organes, au développement de l’imagerie métabolique et à l’avènement de l’imagerie moléculaire dans la mise au point de marqueurs spécifiques ;
— à la chirurgie, plus rapide, plus robotisée, plus miniaturisée donc moins invasive, plus assistée par ordinateur ;
— à la pharmacie, avec des molécules de plus en plus spécifiques, améliorant l’efficacité et la tolérance du traitement par sa personnalisation.
Compte tenu de ces évolutions tendancielles sur le plan de l’innovation médicale, l’impact sur l’hôpital du futur doit être envisagé dans un contexte de risque de raréfaction des ressources humaines dans certaines spécialités médicales (cliniciens et chercheurs), et de risque d’augmentation permanente des coûts d’exploitation liée à l’absence d’effet de substitution dans le domaine du progrès médical. À l’hôpital malheureusement tout s’ajoute, l’IRM au scanner, le petscan à l’IRM, l’IRM interventionnelle à l’IRM diagnostic. Le progrès médical, tout le monde en veut, et cela coûte toujours plus cher.
L’évocation de ces différentes mutations environnementales conjuguée à l’expérience que j’ai retirée de l’hôpital européen Georges-Pompidou, me conduisent à vous livrer ce soir un sentiment plus qu’une conviction, qui s’exprime sur trois tonalités.
Première intuition, le mode d’organisation de l’hôpital de demain restera dominé par le high-tech. Tous les facteurs observés convergent vers une consolidation de cette orientation : l’attente des citoyens à la recherche de la vie étemelle et leur exigence déraisonnable du zéro risque contrôlé par les technologies, les souhaits des professionnels et des chercheurs toujours demandeurs de plus de reconnaissance de leurs compétences et de leurs performances basées sur l’usage des technologies, l’appétence, pour ne pas dire l’appétit des industriels, à la recherche permanente de marchés en développement dans le domaine des technologies.
L’émergence des critiques sur le sens et la réalité du progrès médical n’est pas encore suffisamment forte pour modifier la croyance qui veut que, puisque tout problème humain a une solution technique, il est naturel pour chacun de trouver cette solution à l’hôpital le plus proche. L’hôpital high-tech, apportant un multiservice capable de maintenir en état de fonctionnement chaque concitoyen, a donc encore de beaux jours devant lui.
Cet hôpital réparateur continuera donc à assembler quatre composantes majeures : un immeuble de bureaux (il y a plus de bureaux à l’hôpital européen Georges-Pompidou que de lits), de plus en plus intelligent grâce à l’immotique ; un complexe hôtelier et de loisirs, c’est la partie hôtel et « Club Med » de tout hôpital ; une cité de la connaissance, lieu de production du savoir, en étroite relation avec les services cliniques universitaires et lieu de transmission du savoir à destination de l’ensemble des professionnels de santé ; un complexe médico-industriel qui s’apparente, dans le domaine de la réparation, à un « grand garage » et qui rassemble :
— un centre de diagnostic et de contrôle, qui permet de détecter les pannes et de faire des révisions pour les organismes fatigués ;
— une station-service qui alimente les pompes de chimiothérapie des malades ambulatoires, distribue des médicaments spécifiques, l’alimentation parentérale ;
— un atelier de réparation rapide de moins de 24 heures avec une partie mécanique générale (médecine et chirurgie générale) et une partie spécialisée (les Midas) ;
— un atelier de réparation lourde (avec des interventions urgentes, d’autres programmées), voire très lourde pouvant aller jusqu’à l’échange standard (les greffes d’organes, les réparations de tissus, de cellules et de gènes).
À partir de ce schéma de base, représentation à peine caricaturale, l’hôpital de demain est à mon sens appelé à intégrer plusieurs évolutions :
— Une tendance au renforcement de la spécialisation des hôpitaux fonctionnant dans un réseau régional, avec des hôpitaux de niveau 1, de niveau 2, des hôpitaux universitaires de niveau 3, avec des hôpitaux de court séjour et des hôpitaux de suite, avec à l’intérieur des hôpitaux de court séjour des pôles d’activité de référence. L’hôpital high-tech aura des activités labellisées, d’autres non. C’est le volume de compétences et le volume d’activités qui détermineront ces labels. Par exemple, il sera de moins en moins acceptable dans notre bon pays de voir 50 % des cancers colo-rectaux être opérés dans des établissements réalisant moins d’une intervention de cette nature par mois, et 50 % des cancers du sein être opérés dans des établissements réalisant moins de quinze interventions de cette nature par an. Nous allons avoir très rapidement des centres labellisés dans la prise en charge de tel ou tel cancer. Il faut aussi se rendre compte que la combinatoire du génétique, de l’imagerie digitalisée et des substituts du corps humain, constitue un saut conceptuel du savoir qui va conduire à modifier les modes de raisonnement, les méthodes de diagnostic, les stratégies thérapeutiques et les modes d’organisation. L’hôpital a su s’adapter par son architecture pavillonnaire, par son organisation dissociant le propre du sale, à la révolution microbienne de Pasteur. Il va devoir s’adapter dès aujourd’hui à la révolution génétique et c’est aux hôpitaux universitaires qu’il appartiendra d’inventer de nouveaux modèles de fonctionnement où les systèmes d’information, l’accompagnement psychologique et les biothèques occuperont une grande place. C’est à eux qu’il appartiendra de produire et de transférer ces nouveaux savoirs.
— Une tendance à dissocier les lieux de distribution du multiservice. Il paraît essentiel de prendre en compte une réelle contradiction. D’un côté, le grand hôpital high-tech sécurisé est plébiscité, mais en même temps, le petit hôpital, au coin de la rue, sympathique et à taille humaine est également plébiscité (exemples de Paimpol et de Saint-Affrique). Il est donc possible d’envisager, contrairement à ce qui a été fait à l’hôpital européen Georges-Pompidou, une tendance visant à ne plus faire coexister dans un même espace architectural et organisationnel, le centre de consultations, l’hôpital de jour alternatif et son plateau technique minimal, l’hôpital lourd, voire très lourd.
Tout en gardant son rôle de production de soins complexes, avec des lits de réanimation, des équipements lourds, des lits chauds, des prises en charge et des expertises collectives très pointues, l’hôpital est sans doute appelé à traiter, et à faire traiter par d’autres, à côté, quel que soit leur statut, public ou privé, la distribution d’un multiservice plus léger; l’ambulatoire, les check-up spécialisés, les consultations préopératoires, l’hospitalisation de jour. L’édification de maisons médicales près des urgences dans certaines villes ou de maisons de la naissance constitue les premiers signes annonciateurs de cette évolution.
— Une tendance à délocaliser le multiservice à domicile avec le concours des professionnels de ville. Le succès de l’hôpital réparateur implique que les plateaux techniques de plus en plus regroupés, vu leur coût de fonctionnement et le temps médical disponible en réduction, soient mis à la disposition du plus grand nombre. La tendance au raccourcissement de la durée d’hospitalisation devrait donc s’accentuer. Mais le revers du progrès médical, c’est l’installation d’un nombre de patients de plus en plus important, de plus en plus âgés, dans un état de chronicité.
Pour prendre en charge ces flux en croissance d’insuffisants cardiaques, d’insuffisants rénaux, d’insuffisants respiratoires, l’hôpital se devra de dynamiser, même s’il ne les pilote pas, les réseaux de soins à domicile, dont on parle beaucoup mais dont on ne perçoit que les premiers contours, en tout cas à Paris.
— Une tendance lourde visant à reconfigurer gériatriquement l’hôpital. Il nous faut repenser les modes de fonctionnement de l’hôpital, des urgences jusqu’en réanimation, en tenant compte des exigences liées à l’accueil d’un nombre de plus en plus important de personnes âgées, voire très âgées (une personne sur quatre hospitalisée à l’AP-HP en 2002 a plus de 75 ans). De toute évidence, cela conduira à opérer un rééquilibrage de l’offre de soins d’ores et déjà au bénéfice de la médecine polyvalente, voire palliative, au détriment de la médecine hyper- spécialisée.
Deuxième intuition, le mode de fonctionnement de l’hôpital de demain privilégiera le fonctionnement en réseau. Même si le mouvement de décloisonnement des métiers et des territoires est long, et le cheminement difficile, le sens de l’évolution oriente l’hôpital vers un fonctionnement interne décloisonné, permettant d’offrir au malade une prise en charge globale par des multispécialistes, que les prestations soient médicales ou hôtelières. Ce sens cinétique pousse également l’hôpital vers un fonctionnement intégré dans des réseaux externes pour garantir la continuité des soins jusqu’au domicile. Il est en tout cas urgent de repenser l’organisation de l’hôpital pour apporter une meilleure qualité et une meilleure économie du soin.
L’hôpital de demain sera organisé en pôles d’activités, eux-mêmes intégrés dans un réseau dépassant le cadre géographique de l’hôpital. Ces pôles constitueront des ensembles suffisamment cohérents pour offrir au malade une prise en charge globale pluridisciplinaire, dans le meilleur des cas, pilotée par un seul médecin référent. De façon évidente, le cancer n’est pas que l’affaire du chirurgien, de l’oncologue, du radiothérapeute, de l’anatomo-pathologiste, du médecin spécialiste ; le meilleur traitement appelle la coopération naturelle de tous, le partage en temps réel d’informations apportées par le dossier-patient électronique appelé à se généraliser.
Ce mode d’organisation qui décloisonne les services de spécialités est le seul moyen permettant de résoudre un hiatus historique entre le complexe et le compliqué. Je m’explique : l’homme qui pénètre dans l’hôpital y vient avec toute sa complexité humaine. Il y vient avec son corps physique, ensemble d’organes, de cellules, de gènes, de tissus, mais aussi avec sa religion, sa culture, son statut social, son histoire personnelle, son rapport aux autres, son angoisse, ses espoirs, ses a priori, ses questions, son besoin de savoir ou d’ignorer… Pour faire face et pour répondre aux besoins de cet être complexe, la médecine et l’hôpital ont, depuis l’histoire du temps, considéré que l’homme était compliqué et non pas complexe. Et quand c’est compliqué, on simplifie.
— Premier niveau de réduction, l’homme a été découpé en trois dimensions : la dimension physique réservée à l’hôpital, la dimension mentale réservée à l’hôpital psychiatrique, la dimension sociale réservée aux établissements sociaux.
— Deuxième niveau de réduction, pour apprendre la médecine, fabriquer et transmettre le savoir, le corps physique a été simplifié, en le découpant en organes. Celui-ci devient donc un ensemble de reins, de poumons, de cerveau, d’appareil digestif, de membres, de cœur. L’enseignement de la médecine, partant l’organisation de l’hôpital, s’est construit sur ce modèle de découpage et les réponses apportées sont sans doute adaptées lorsqu’il s’agit de réparations très spécialisées, mais le sont sans doute moins pour la prise en charge de maladies systémiques qui dominent largement la mortalité et la morbidité, telles que les affections cardiovasculaires, le cancer, le sida, les maladies du vieillissement ou les troubles existentiels.
L’hôpital de demain sera, je l’espère, organisé de façon globale et systémique en pôles d’activités, car seule l’approche systémique permet d’appréhender la complexité.
Ces pôles constitueront, par ailleurs, des ensembles suffisamment souples et perméables pour faciliter les déplacements de frontières permanents entre la biologie et la clinique (biothérapie), entre l’imagerie et la chirurgie (radiologie interventionnelle), entre la médecine interventionnelle et la chirurgie. Il n’y aura plus le médecin d’un côté, le chirurgien de l’autre, le radiologue, le biologiste et l’anesthésiste au milieu. Il y aura des plateaux techniques partagés et un ensemble de compétences associées dans une pratique commune et utilisant les mêmes outils digitalisés.
Enfin, dernière caractéristique, ces pôles d’activités seront suffisamment ouverts pour s’intégrer dans une offre de soins globale en relation avec les établissements de soins de suite, la médecine de ville, le secteur médicosocial. Les effets dramatiques de la canicule ont été révélateurs d’une faiblesse constitutive de la coordination des acteurs, alors que la part croissante des maladies chroniques et des polypathologies du vieillissement oblige à renforcer le lien avec la ville par une prise en charge coordonnée, avec pour objectif d’éviter le recours systématique à l’hospitalisation.
Troisième intuition, sur le sens du futur, l’hôpital de demain jouera de plus en plus un rôle de pilotage du vivant, notamment par le développement de l’informatique et de la réflexion éthique. L’activité majeure de l’hôpital est le traitement de l’information : il faut des informations pour établir un diagnostic, il faut des informations pour décider sur le plan thérapeutique, il faut des informations pour gérer des ressources ; partant de là, l’explosion de l’Intranet dans les entreprises et de l’Internet dans la vie de tous les jours, conjuguée à l’exigence renforcée de transparence des usagers, ne peuvent que modifier profondément les frontières de l’hôpital, les modes d’accès aux connaissances des professionnels et des patients, les modes de coordination de l’ensemble des acteurs de santé, les modes de pilotage des établissements et des réseaux qui vont se multiplier.
En fait, l’hôpital de demain est appelé à devenir le centre nerveux d’un système à ramifications larges, instaurant un nouveau mode de communication entre les bases de données des hyperspécialistes hospitaliers, les médecins de ville et les usagers par le développement de la télémédecine, de la téléexpertise, ou de la téléassistance. L’avènement du cybermédecin, du cyberétudiant, du cyberpatient positionne l’hôpital dans un rôle de pilotage d’une ingénierie du savoir, fondée sur le conseil préventif, l’éducation pour la santé, l’apprentissage du bien- être, le conseil génétique, la promotion de la médecine basée sur les preuves. Pour se convaincre du rôle que peut jouer l’hôpital dans ce domaine, il suffit d’observer ce qui se passe à Indianapolis, là où déjà 43 % des internautes se servent de l’Internet e-health-system pour trouver des réponses à leurs problèmes personnels de santé.
Quant à la réflexion éthique, elle est déjà très présente dans de nombreux hôpitaux et à travers les expériences des cercles de réflexion existants, il est possible de discerner le rôle que peut jouer l’hôpital dans le questionnement éthique qui s’adresse à nos concitoyens et à leurs représentants, les élus du peuple. Comme Didier Sicard, président du Comité national de l’éthique, je pense « qu’il importe de faire de l’hôpital un lieu vivant et pas seulement un lieu de réparation ». Quoi de plus vivant que de s’interroger et d’interroger les autres sur les conséquences positives mais aussi sur les effets pervers des innovations médicales, sur le développement durable d’une écologie hospitalière visant à réduire les infections nosocomiales, sur la pertinence et l’efficience de ce que l’on fait partout, dans les réanimations, dans les centres de transplantation, sur la manière de préserver, malgré la maladie, l’autonomie de chaque individu, en respectant ainsi son indépendance, son identité et en conséquence son humanité ?
En conclusion, je voudrais souligner que le dessin de l’hôpital du futur que je me suis risqué à esquisser pourrait être modifié en fonction des réponses qui doivent être apportées à trois questions fondamentales, questions qui doivent interpeller les décideurs politiques appelés de plus en plus à s’engager sur des choix collectifs explicites et pas seulement à peaufiner leur politique de communication.
Est-il acceptable de laisser progressivement l’hôpital être configuré par les objectifs stratégiques et les intérêts financiers des groupes industriels dominants – de l’économie Monde -, qu’ils fabriquent des médicaments, des dispositifs médicaux ou des équipements médicaux ?
Pour eux, l’hôpital est avant tout un marché, car l’homme est un marché.
L’homme transparent pour l’imagerie, l’homme prothèse pour les dispositifs médicaux et les biomatériaux, l’homme greffé pour la thérapie cellulaire, l’homme reprogrammé pour les thérapies géniques. Mais surtout l’homme marché pour Johnson & Johnson, Glaxo, Baxter, General Electric, et d’autres… Ils maîtrisent les prix, ils maîtrisent la quantité de l’offre à l’échelle mondiale. L’augmentation permanente des budgets pharmaceutiques et des dispositifs médicaux à des taux sans commune mesure avec l’augmentation de notre produit intérieur brut pose clairement le choix du high-tech coûteux ou de la santé publique coûteuse. Nous ne pouvons pas nous payer les deux. Et pour l’instant, l’hôpital réparateur écrase l’hôpital santé publique. Si l’on souhaite vraiment amplifier les actions de prévention, par exemple dans le domaine du dépistage organisé du cancer du sein où, à l’heure actuelle, seuls 33 départements en France se sont engagés sur un programme, il faudra payer moins cher les médicaments, dont l’efficience n’est pas toujours démontrée, et réallouer ces moyens au bénéfice de la santé publique. Ce que nous a aussi appris la canicule, c’est que les hôpitaux ont fait face sans faire appel aux plateaux techniques ou à des molécules coûteuses ; en revanche, ce qui manquait ce sont des équipements de base, que l’on appelle hôteliers, des ventilateurs ou des machines à fabriquer des glaçons. Toujours une histoire de choix, mauvais en la circonstance comme souvent lorsqu’il s’agit d’investir dans la santé publique.
Est-on sûr, en mettant en place une tarification basée sur l’activité, de ne pas favoriser l’inflation des actes et des séjours qui rapportent au détriment des missions sociales de l’hôpital qui sont et qui resteront, l’accueil des plus démunis et des plus défavorisés, physiquement, socialement et psychologiquement ? N’oublions pas que près de 4,5 millions de personnes résidant en France bénéficiaient au 1er janvier 2003 de la CMU, soit une personne sur douze ayant un niveau de ressources inférieur à 562 euros par mois.
Est-il possible de corriger la dualité dans laquelle s’est installé l’hôpital, dualité accentuée par la mise en place des 35 heures pour les personnels et des 48 heures maximum pour les praticiens hospitaliers ? Cette dualité est bien présente : le matin une intense activité soignante, l’après-midi une activité plus réduite. Les jours ouvrables, du lundi au vendredi, une gamme de prestations complètes: prévention, rééducation, production de soins légers et de soins complexes avec toutes les formes d’accompagnement – la prise en charge des conduites addictives, de la douleur, la psychologie de liaison, l’assistance sociale, le conseil nutritionnel. Et le week-end et la nuit, les prestations au minimum assurant simplement la continuité et la sécurité des soins. Et pendant les périodes de congés scolaires, l’abandon progressif des activités programmées afin de mobiliser tout le potentiel hospitalier restant pour faire face aux urgences.
Cette évolution, qui paraît inéluctable, pose le problème, avec toujours plus d’acuité, de la sous-utilisation des plateaux techniques (blocs opératoires, radiologie) pendant des périodes de temps de plus en plus importantes au moment où l’on commence à constater en France, pour un certain nombre de pathologies lourdes, la constitution de files d’attente (exemple du cancer de la thyroïde : deux mois d’attente à Paris pour obtenir une radiothérapie métabolique avec hospitalisation). Où se trouve la limite de l’acceptable dans notre bonne société pleine de contradictions ?
Au final, beaucoup de questionnements qui se posent d’année en année avec toujours plus de force, et qui doivent, au moins, permettre d’ouvrir un débat.
Vidéo : L’hôpital de demain
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : L’hôpital de demain