J'écris pour être lu:Lectures
Introduction : le Surmoi
Qui regarde l’écriture? C’est-à-dire, «j’écris pour être lu». Si l’écriture est un graphisme, un trait dans l’espace, une série de traces sur le papier, le «pour être lu .se ramène à un «pour être regardé». Je laisse des traces «pour être regardé». Mail quel est le statut des traces si elles sont «à regarder» et pas «à lire»? Elles trahissent mon corps, répondant à l’impératif de celui qui dicte. Ces traces, c’est ce qui tomli* de mon Surmoi, c’est ce qui se précipite sur le papier de ce qui parle dans le Surmoi, Quoi d’étonnant à ce qu’il y ait quelques hésitations dans ces traces?
En guirlandes
De façon clinique, quand nous demandons à un enfant de faire sur le papier den guirlandes avec un crayon, cela nous apprend beaucoup de choses : nous faisons un modèle rapide, d’un geste large, et nous lui tendons le crayon.
- Le point de soudure
Et à partir du moment où il a le crayon à la main, qu’il est mis en demeure il réaliser, souvent avec maladresse, il esquisse un début de guirlandes misérable, lu’appuyé, resserré; il fait les boucles, des guirlandes une à une, soudant la précédente fl la suivante par un point de soudure qui rompt la continuité; et souvent il compte si lu nombre de boucles faites est égal au nombre du modèle : il a abandonné cet élan moteur, il a mis son corps et son geste dans une filière très dure, il a répondu à uni* consigne cruelle. Et si, continuant notre examen, nous prenons sa main qui tient l| crayon et faisons ensemble des guirlandes, puis lui demandons de continuer, à la lin de la page, « la rééducation du graphisme» est terminée! L’écriture suppose que cetltf rééducation du graphisme soit terminée.
- La continuité, c’est le sens
Qu’est-ce qui sous-tend la continuité de la guirlande de l’écriture? C’est le sensf Pour accéder au sens, l’enfant qui apprend à écrire doit apprendre à dépassef l’horreur du réel de la lettre. Il doit apprendre à dépasser l’imaginaire de la forme • l< la lettre, il ne peut le faire que par le sens. Et dans cette mesure, le pronostic de la maîtresse de la maternelle ne peut se faire de la qualité du graphisme à la possibilité lie l’écriture, car ce n’est pas le même corps engagé dans les deux cas : le graphisme engage le corps sur le versant imaginaire, c’est «le corps engagé dans l’espace».
- L’institution a horreur du réel de la lettre
L’institution a horreur du réel de la lettre; ce «désir» trahit l’idée que, pour accéder Il la connaissance, il faut prophétiser qu’à travers la divination se distribue le savoir, et l|iie le savoir ainsi distribué et constitutif de la connaissance, la maîtresse le confisque il son avantage parce qu’elle en saurait plus, et que ce plus n’est pas du côté de la Uonnaissance, mais de la divination. A partir du moment où ce savoir inconscient est ni jeu, il s’oppose au réel au profit de ce que l’on peut deviner, c’est-à-dire de l’imaginaire. Et ceci est si vrai qu’en France, dans l’enseignement maternel et primaire, on demande aux maîtresses au mois de Novembre, alors que la rentrée se luit en Septembre, de dire quels sont les élèves qui vont redoubler. Il n’y a pas de meilleure preuve de ce que le savoir inconscient du maître vient s’opposer à la transmission de la connaissance. L’espace, comme le dit Lacan, a à voir avec le discours ilu Maître. Le discours universitaire tient l’espace comme prévalent au sens; mais du rolé de l’enfant, comment s’identifier au désir de la maîtresse?
- L’objet a
Peut-être faudrait-il trouver un intermédiaire entre désir et demande car la conséquence de cette opération, c’est que l’objet a est l’élève. Et cela souligne bien toute la dificulté d’une éducation quand elle prétend transformer l’élève en objet a; la question de l’espace, c’est-à-dire du miroir, du modèle, vise à rabattre le corps engagé ilnns l’écriture à une motricité instrumentale : ainsi l’élève qui achoppe à l’écrit du langage est-il réduit à un cas démonstratif des troubles instrumentaux par lésion ou dysfonctionnement du système nerveux.
Les élèves malades
Dans une tentative de généralisation, on transforme en objet a l’élève devenu initient parce qu’il ne peut pas apprendre. Il faudrait réfléchir : pourquoi les élèves qui n’arrivent pas à apprendre, en fait-on des malades? Est-ce que c’est une maladie? En I lance, il y a une lutte d’influence entre la médecine qui dit que ce sont des malades, i l PEducation nationale qui les fait relever d’un projet pédagogique et ne les tient pas pour tels.
- Le signifiant et le signifié, ou le bon sauvage
Quand un enfant ne peut pas écrire car il s’en sentirait incapable, qu’il ne peut ii’produire quelque lettre que ce soit alors qu’il est très doué en graphisme, peut-on dire que dans ce cas ne sont à l’œuvre ni la trace ni la forme des lettres, mais l’intrusion de l’écrit dans le sens? Ceci impliquerait la contradiction logique que le corps engagé dans l’écriture soit le même que le corps engagé dans la phonation — comme ilans la phonématique sont pris le signifiant et le signifié. Ainsi le corps en train il rerire est-il pris entre parole et langage : Comme si la lettre allait s’exprimer d’elle- meme et qu’elle ne lui appartiendrait plus; sortie de la plume, elle ferait partie de ces objets séparables dont le corps aurait la responsabilité de 1a création, engagé qu’il serait dans la fabrication d’une lettre venant apporter de la mort dans le savoir ou la connaissance.
- Réel, symbolique et imaginaire de la lettre
Une lettre pour un enfant pourrait être du symbolique, et l’horreur ne serait pas iln côté du réel. Une façon d’aborder cette question est de rendre le corps capable de fane de l’imaginaire : à travers des tracés sur une grande feuille, le thérapeute tout d’un coup, montrant l’une des formes faites au hasard, utilise «la tuché» et dit : «tu as luit un m! un u!» : devant cette production due à l’élan moteur, il restitue à la letlitt l’imaginaire issu de son mouvement; en fait, il fait faire à l’enfant la constatation qtm personne n’est mort, c’est-à-dire qu’il a louvoyé entre le symbolique pur et le réel cl que cette image est lisible. C’est dire qu’on lui montre que lire n’est pas seulement reconnaître ni non plus introduire de force une dimension symbolique inconnue dtiii» les diverses phonétiques.
- La maîtresse mère
Ce qui est difficile à bien mettre en place, c’est la différence entre d’une part le modèle que serait la maîtresse et les modèles qu’elle donne, l’idée qu’elle se fait du passage du dessin à l’écriture, depuis l’imaginaire jusqu’au moment où arrive le sens, et d’autre part, la prophétie, son désir d’anticiper de façon imaginaire, qui font pallie de son savoir et pas de sa connaissance. Si la maîtresse est prise dans un prophétisme plus ou moins prosélytique dans sa dévotion à l’institution qui le lui demande, elle il une place de mère qui sait de façon quasi-délirante ce qui est bon pour son enfant. Filo se trouve divisée entre le bon élève et celui qui va la décevoir, mettre en question su pédagogie, sa position d’enseignante. Telle est la difficulté pour passer de l’imagl» naire au symbolique. Si la maîtresse est du côté de l’imaginaire, se confond avec le corps de l’enfant, le corps va devoir se décoller de l’imaginaire de la lettre pouf accéder à la lettre qui porte du sens. Ce décollement d’une lettre qui porte du sens esl déterminé par le prophétisme de la maîtresse, son désir et sa demande. La question il a», «il n’a pas», c’est la maîtresse qui y répond, pas dans le présent, mais dans le futur. Ce futur, devient-il un fatum?
Les non-lecteurs
- L’inconscient est-il lettré?
Ils ont entre huit et dix ans et sont incapables de lire; il ne s’agit pas de dyslexie mais d’une incapacité absolue à lire deux lettres! Ces enfants posent la question ! l’inconscient est-il lettré? L’inconscient sait-il lire? Y a-t-il un statut de la lettre dans l’inconscient?
- La main d’un autre
Lorsque l’on met trois nourrissons dans un parc et qu’on ajoute dans cet espace un petit ours en peluche, dès que l’un se saisit de l’ours, les autres se jettent sur lui et l’agressent : quand l’un tient dans sa main l’objet de son choix, il s’agit de la main d’un autre. Voilà une façon d’aborder le spéculaire, dans l’autre. Cette agressivité! permet d’envisager cet état de tension motrice et posturale, suppose la mise en jeu de la structure narcissique, cette image à moi qui se trouve dans l’autre; et cette mise en place de cet état de tension dans l’image, il faut en tenir compte de plus en plus dans le devenir du sujet. C’est un des mérites de M. Klein de permettre, avant l’apparition du limgage, de rapporter chez l’enfant cette expérience subjective qui vise l’objet qui est dans la main, cette main de l’autre. Et puisqu’il est question d’images, les images primordiales du père, de la mère, des frères et sœurs nés ou à naître, sont supposées intervenir dans le champ de l’agressivité.
- Œdipe
Dans ce contexte violent des identifications primaires, que va faire l’œdipe? Au regard d’objets internes redoutés, s’embraye la fonction de dévoration, le fait d’être avalé, de mâcher. Là se profile le Surmoi cruel, prégnant et lié à la voix, la grosse voix ilont on constate qu’elle met le nourrisson en état de détresse, même si elle dit des i lioses aimables. Le Surmoi, ça parle. Ce qui est dans la sphère visuelle, cet objet dans la main de l’autre, est intimement lié aux phonèmes, à la voix, à ce qui est entendu : il V a quelque part d’où ça dicte, ça fait une dictée, et ça se conjugue à l’impératif. Le mode de l’impératif est dépourvu de sujet.
- La contradiction et le désir
Il y a une contradiction dans l’apprentissage de la lecture : c’est que le corps, tout ilu côté de l’image, soit apprécié par l’oreille. Ce qui est donné à voir va être impérativement commandé par ce qui est donne à entendre. Évidemment le corps n’est pas engagé que dans la voix, il l’est aussi par le regard, la motricité oculaire. Il faut souligner ici que l’apprentissage de la lecture met l’enfant devant des impératifs de plusieurs ordres : le texte donné à lire est un livre de lecture, c’est-à-dire qu’il n’y a nus seulement l’impératif de lire mais le fait que ce livre a été écrit pour objectiver l’impératif de lire, selon une échelle de difficulté de lecture liée au désir de celui qui a écrit le livre, désir partagé ou non par l’enseignant. C’est ce qu’on appelle méthode de leelure. Cette méthode de lecture s’articule d’un côté aux concepts concernant la Icelure, et d’autre part avec les modalités de cet impératif.
- L’écrit remplace la parole
Comment ne pas se rendre compte que dans la conception moderne de renseignement, l’écrit a remplacé la parole? C’est à travers l’écrit que l’on apprend, bien plus i|iie par la parole. Or l’écrit, par sa trace que le corps suppose, est engagé dans une pression sur l’instrument.
Ce n’est pas l’enfant qui lit; la lecture se fait quasi-automatique sur le réel d’une Image et se repère sur des signes réalistes; il s’agit de suggestion. Les enfants non- ln leurs ont des difficultés du côté du corps. Comment les mouvements oculaires I’.il.lient-ils le texte? Chez ces enfants de neuf ans, le balayage par les yeux est du même mouvement des épaules et du tronc, comme chez les enfants qui apprennent à lire. Une perspective généticienne montrerait qu’il s’agit là d’un fonc- llunnement archaïque, que la mise en jeu du corps vient retarder la liberté du regard. I’«>ur répondre à cela, quand nous apprenons à ces enfants incapables de lire une lyllabe, un corpus de 30 idéogrammes, nous constatons qu’après quelques minutes ll’upprentissage, ils peuvent lire des phrases complètes sans aucune difficulté; ils apprennent à lire les idéogrammes beaucoup plus vite que l’examinateur. Mais il y a une différence avec un groupe d’enfants lecteurs : la lecture d’idéogrammes des non lecteurs ne suppose aucun arrêt, aucune ponctuation, aucune interruption : la lecture est faite d’un seul tenant. Or, à quoi servent les interruptions dans la lecture comprendre.
- Champollion
Le non-lecteur lancé dans les idéogrammes abolit la temporalité de la leclmlj Champollion a saisi que, pour comprendre, il faut lire à voix haute. La voix haute i‘ non-lecteur ne peut pas s’arrêter à ce qu’il entend pour comprendre, le texte est d’ut1 seule tenue, c’est un ordre à ne pas discuter. Et ces non-lecteurs sont incapables, f restituant une histoire, d’appeler les protagonistes par leurs noms. D’autre part, ils peuvent classer, non parce qu’ils ne repèrent pas les classes, mais parce qu’ils i peuvent s’en tenir à un seul critère, — c’est ainsi qu’ils imaginent un tableau à troll entrées tenant compte de modalités d’entrée sophistiquées, pour que chacun (loi critères, sans être séparé des autres, puisse cependant être repéré; cette difficulté eflj sans doute du même ordre que celle concernant les noms propres. Cette notion d( classe à laquelle ils sont imperméables, nous oblige à réfléchir à ce qu’est une ciassojj apparemment, mettre en place une classe est un travail de rassemblement, eh bien C’est plus exactement le contraire : pour créer une classe, il faut d’abord exclure t(Hl| ce qui ne fait pas partie de la classe et c’est cette exclusion, cette perte, qui met le» non-lecteurs en difficulté.
Le travail de la lecture
- Laisser tomber la lettre pour le sens
Dans la lecture, pour accéder au sens, il faut laisser tomber des lettres ; et ces lettre» qui tombent, pour donner du sens, ces lettres que le lecteur ne doit pas connaître pouf comprendre, évoquent celles qui dans l’inconscient font que nous savons ce que nous ne croyons pas savoir. Dans l’inconscient, ces lettres avaient subi un refoulement, un# exclusion, un rejet.
- Le retour du refoulé
Le travail de la lecture — qui n’est peut-être rien d’autre que de se confronter ail réel de la lettre — est de dépasser l’exclusion de ces lettres tombées mais inscrites et qui, si elles revenaient, feraient retour du refoulé.
- La dimension corporelle du signifiant
Les aléas de la lecture et de l’écriture obligent à poser la question du signifiant dan» sa dimension corporelle, non dans une expression corporelle, non dans un message plus vrai que la parole, mais dans ce en quoi la langue maternelle vient faire forçage dans le bruit dont le corps est le réceptacle. La contradiction entre le corps dans la lecture et le corps dans l’écriture se situe dans la frontière entre ce en quoi la langue maternelle serait interdite par la loi de l’inceste et ce en quoi le corps de la mère a cl il se décoller de celui de l’enfant, et n’a pu le faire, l’ayant considéré comme un réel. I e vestige de cette inscription est peut-être le réel de la lettre. C’est de ce décollement de
la chose (das Ding) que le refoulé primordial permet à ce support de devenir apte, ou pnipélent, à supporter la lettre.
Vidéo : J’écris pour être lu
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : J’écris pour être lu