Horloges lentes et horloges rapides
Il doit y avoir un mécanisme qui coordonne l’horloge biologique contrôlant le sommeil et la veille, et l’environnement extérieur, et ce mécanisme doit être suffisamment souple pour permettre des déviations par rapport aux habitudes. Les gens qui travaillent la nuit et dorment pendant la journée inversent leur rythme de sommeil au bout de quelques jours. Un phénomène analogue se produit dans le cas de personnes qui, après un voyage en avion d’un continent à l’autre, sont soumis à un important décalage horaire. En outre, ce mécanisme doit être redoutablement efficace, puisque les horloges « corporelle » et « solaire » doivent être accordées tous les jours, et que toute perturbation peut déranger sérieusement le rythme veille-sommeil. La perturbation du mécanisme coordinateur entre l’horloge interne commandant le sommeil et la veille d’un individu, et les rythmes environnement- taux, résulte du fait que son horloge interne se comporte, dans son milieu naturel, comme s’il avait été isolé dans une caverne profonde. Un tel dysfonctionnement aura des effets notables sur sa vie, comme l’atteste l’exemple frappant qui va suivre.
En 1981, le délégué des étudiants du Technisons adressa au laboratoire de sommeil un condisciple qui était sur le point d’être renvoyé. La raison invoquée pour justifier cette mesure drastique était « une absence régulière aux cours et aux examens due à son incapacité à se réveiller le matin ». Après avoir questionné l’étudiant, je m’aperçus que, bien que son problème principal fût la difficulté à se réveiller, il souffrait également d’une irrégularité extrême dans ses habitudes de sommeil. Il me raconta qu’il y avait des jours où il allait se coucher le soir, comme n’importe qui d’autre, et s’éveillait le matin suivant à l’heure pour aller assister aux premiers cours. Mais il y avait aussi des nuits où il était incapable de trouver le sommeil, de sorte qu’il s’endormait en cours le lendemain. Quand il s’endormait ainsi le matin, il dormait pendant plusieurs cours consécutifs, sans même avoir conscience du nombre de professeurs qui s’étaient relayés au tableau. Il ajouta qu’il n’y avait aucune régularité dans son sommeil et que, quand il s’endormait pendant le jour, ce n’était pas seulement un cas banal de somnolence, mais un long sommeil continu qui durait parfois des heures. Des tests de laboratoire montrèrent que son sommeil était normal ; nous lui demandâmes alors d’effectuer un relevé quotidien de son rythme veille-sommeil. La raison du désordre dont il était affecté devint claire au bout d’une dizaine de jours : nous nous aperçûmes que son rythme veille-sommeil se déroulait comme s’il était isolé de tous les signaux temporels de son environnement. Jour après jour, l’étudiant « différait » l’heure de son endormissement et de son réveil de trois ou quatre heures. Bien que les changements quotidiens fussent moins réguliers que ceux observés dans les expériences d’isolement, il était facile d’identifier les configurations en diagonale qui caractérisent les sujets en situation d’isolement. Les problèmes dont il souffrait étaient donc explicables par un trouble de son rythme veille-sommeil. Les jours où ce rythme était coordonné avec celui de son environnement, il parvenait à s’endormir le soir comme n’importe qui d’autre, mais, quelques jours plus tard, quand le cycle de son sommeil s’était déplacé pendant les heures diurnes et que la coordination était perdue, il dormait d’un sommeil de plomb pendant les cours, incapable de se réveiller. Une fois diagnostiquée l’origine du trouble, nous demandâmes au délégué de permettre à l’étudiant de garder un emploi du temps personnel de cours et d’examens qui fût compatible avec son « horloge de sommeil » particulière. Résultat : il acheva avec succès ses études au Technisons. Avec l’aide du « journal du sommeil » rédigé par cet étudiant, nous réussîmes à garder une trace de son rythme veille-sommeil sur une période de quatre années, apprenant ainsi que le fonctionnement de cette horloge interne était extrêmement erratique. Il y avait des phases au cours desquelles la périodicité du cycle était de vingt-six heures (et, donc, le déphasage quotidien de son sommeil était alors seulement de deux heures), mais il y avait aussi des phases pendant lesquelles cette périodicité pouvait atteindre vingt- neuf heures — avec un décalage, par jour, de cinq bonnes heures ! En vertu de ces fréquents changements dans la durée de son rythme de sommeil, notre étudiant était incapable non seulement de conserver une certaine régularité dans les horaires de son sommeil, mais aussi de se tenir à un emploi du temps fixe. Au bout de quatre ans, nous décidâmes de déterminer s’il y avait une quelconque régularité dans ce qui nous était d’abord apparu comme un chaos total. En utilisant des analyses statistiques assistées par ordinateur, nous examinâmes avec soin les horaires du jour auxquels notre étudiant choisissait de dormir. Puisque son horloge de sommeil apparaissait complètement erratique, nous nous attendions que le choix de ses heures de sommeil fût fortuit. Quelle ne fut pas notre surprise quand nous découvrîmes qu’au sein de ce « chaos » il y avait une claire régularité dans ses habitudes quotidiennes de sommeil ! D’une manière significative, il tendait à aller se coucher pendant deux créneaux horaires : entre quatre et six heures de l’après-midi et entre quatre et six heures du matin. Pendant toute la durée de notre expérience, quatre années entières, il ne s’était endormi à l’heure « normale » de dix ou onze heures du soir qu’à quatre reprises ! A la même période, nous étudiions aussi les heures pendant lesquelles les accidents de la circulation dus à l’endormissement du chauffeur se produisent le plus fréquemment. Nous eûmes la chance de tomber sur des preuves irrécusables de ce que les accidents de ce type augmentaient dramatiquement au cours de ces deux mêmes créneaux horaires. Plus de dix mille accidents de la route sérieux se produisent chaque année en Israël. Bien que seule- 0,6 à 0,8 % d’entre eux soient causés par l’endormissement au volant, les blessures et les dommages matériels qu’ils provoquer: sont trois fois plus élevés que dans les autres cas d’accidents.
Pour tester s’il y avait des heures « à hauts risques » pour les accidents causés par l’assoupissement au volant, nous consultâmes l’ordinateur de la police. Son analyse révéla que la plupart de ces accidents survenaient pendant deux créneaux horaires : de trois a six heures du matin et de trois à six heures du soir — créneau* proches de ceux remarqués chez l’étudiant dont l’horloge de sommeil était gravement perturbée. Il n’est guère surprenant que le risque de s’endormir au volant et de provoquer un accideu: augmente fortement pendant les premières heures du jour. L’expérience personnelle de beaucoup de personnes nous montre que le besoin de sommeil augmente à cette période, mettant ainsi ai danger le chauffeur. Cependant, le fait que les risques de s’endormir en conduisant au cours de l’après-midi étaient plus grands que ceux pendant les premières heures du soir confirmait notre impression que quelque chose se passe dans le mécanisme veille-sommeil au cours de ces heures. Ce « quelque chose » accroît le besoin de sommeil. Nous pensâmes que l’activation des mécanismes de sommeil pendant ces heures ne dépendait pas du niveau de fatigue ou du manque de sommeil, mais exprimait probablement un chargement interne dans le fonctionnement de notre horloge biologique. Cette conclusion semblait étayée par la coutume, bien enracinée dans de nombreux pays, de faire la sieste l’après-midi.