Du mensonge à l'abus
« Vous me direz : puisque les médecins savent bien et publient eux-mêmes que ce n’est qu’un abus de cette poudre de licorne, pourquoi en ordonnent-ils? C’est que le monde veut être trompé et sont contraints lesdits médecins d’en user, parce qu’ils en veulent. Que s’il advenait que les patients, qui en demandent, mourussent sans en avoir pris, les parents donneraient tous la chasse aux susdits médecins et les décrieraient comme une vieille monnaie. » Dans ce texte qui date de 1582, Ambroise Paré se place délibérément dans une perspective médico-légale : la prescription de poudre de licorne permet d’éviter l’abstention thérapeutique et les poursuites qui pourraient en découler. Cette idée est à replacer dans le contexte de l’époque où, d’une part, l’arsenal thérapeutique était pour le moins réduit et où, survivance de l’époque antique, le thérapeute n’était que l’instrument de la divinité. On pourrait également se demander s’il n’y a pas ici quelque secrète malice de la part d’Ambroise Paré à l’égard de « lesdits médecins », thaumaturges et prescripteurs de poudre de licorne, autrement dit de vent, puisque lui-même, simple chirurgien barbier, fut sa vie durant l’objet de tous les mépris de la part de la Faculté qui le refusaient comme confrère.
Un autre facteur, plus prosaïque, entre aussi en ligne de compte. Rabelais lui-même, médecin et philosophe à l’esprit frondeur, ne pouvait se permettre de douter officiellement de l’efficacité de la corne de licorne en tant que contre-poison ou détecteur de venin, même s’il lui est parfois arrivé de se poser certaines questions. La Sainte Inquisition jouait un rôle éminent en ces temps bénis et douter de l’efficacité de la corne revenait à douter de l’existence de la licorne tout entière. Ce genre de scepticisme pouvait bien vous envoyer tout droit au bûcher. Comme le déclarait Maître François : « Cela sentait trop le roussi. » La Sainte Écriture ne témoigne-t-elle pas de la réalité canonique du blanc quadrupède dans le 21° psaume du Dimanche des Rameaux, Cornibus uni- comium humilitatem meam ?
De nos jours, en revanche, l’idée de prescrire un placebo, en l’absence de traitement nécessaire ou efficace, afin d’éviter des complications juridiques, apparaît à la fois comme un archaïsme et un manque de confiance du médecin en sa propre science. L’abstention thérapeutique ne constitue-t-elle pas l’attitude juridiquement la plus défendable, en cas de certitude de non-maladie ou de maladie non traitable ? On voit mal, en cas de procès, comment justifier un accident thérapeutique – par exemple, une allergie – toujours possible, même avec un placebo impur réputé inoffen- sif, prescrit alors que la maladie n’appelait pas de traitement particulier. N’est-il pas au fond plus rassurant pour un patient de s’entendre dire : « Vous n’avez rien, je ne vous prescris donc rien » plutôt que « Vous n’avez rien, je vous prescris donc un fortifiant » ? Pourtant, encore aujourd’hui, les disciples d’Ambroise Paré sont nombreux. Mais que dit justement la loi ?
Malgré certaines divergences dans les interprétations, selon l’article 511 du code de Santé publique, la présentation d’une substance à des fins curatives lui confèi’e la qualité de médicament. Aux yeux du droit, le placebo est donc un médicament comme les autres et sa prescription parfaitement licite. Pourtant, il ne faut pas oublier que le droit raisonne essentiellement en vue de l’intérêt général, alors que la médecine cherche d’abord à servir des intérêts particuliers. En dehors d’un contexte de recherche avec information et consentement formel, prescrire sciemment un « médicament » inerte pharmacolo- giquement, à quelqu’un qui vient consulter – et qui paie – pour obtenir un soin, représente une tromperie, condamnable ne serait-ce que d’un point de vue commercial. On ne peut pas vendre des produits factices en les prétendant vrais. À notre connaissance, la justice n’a pas (encore) fait connaître son point de vue sur le sujet, et il n’existe pas de jurisprudence permettant de trancher. Force donc est de considérer la question d’un point de vue purement moral. Il s’agit bien de juger d’une prescription avec intention de tromper. On peut en effet considérer qu’il y a tromperie sur le service rendu : un patient vient en principe consulter un homme de science, dans l’intention de se faire établir un diagnostic assorti d’un traitement adapté. Or, Faction du placebo est, par définition, non spécifique et, en définitive, ne se différencie guère de celle d’un guérisseur ou de la voisine bien intentionnée.
Est-il normal dans de telles conditions de payer en monnaie sonnante et trébuchante un médecin diplômé, théoriquement formé à un minimum de connaissances pharmacologiques pour qu’il vous prescrive du vent? Dans le dessin humoristique déjà cité, le problème était parfaitement posé par ce patient qui menaçait de payer en monnaie de singe, c’est-à-dire en placebo d’argent, si le traitement était lui-même un placebo. Mais voilà, il est tout aussi vrai que prescrire un médicament commercialisé, même si l’on sait que son efficacité est « très limitée », mais dont on se dit que « peut-être, ça marchera quand même un peu », revient à prescrire un placebo sans intention de tromper et n’est donc pas condamnable. Et c’est ce qui peut toujours se produire quand est prescrit un placebo impur, lorsqu’est mise en œuvre une thérapie sans effet spécifique dans les conditions présentes.
Même considérée ainsi, la prescription de placebos impurs continue de poser quelques problèmes d’ordre moral puisqu’elle traduit une certaine malhonnêteté intellectuelle du médecin qui sait pertinemment bien, par exemple, qu’il n’existe pas de traitement efficace de la grippe, mais qui pourtant continue à prescrire imperturbablement des cocktails à base de vitamines C « pour renforcer les défenses naturelles face au virus ». Que dire devant le fait que la France est un des seuls pays industrialisés où, toujours en cas de grippe, les médecins administrent des antibiotiques dont il est parfaitement pi’ouvé que Faction antivirale est nulle et persistent à penser, contre vents et marées scientifiques, que « selon leur expérience, l’administration du médicament accélère un peu les choses et constitue de toutes façons une excellente prophylaxie contre une éventuelle surinfection microbienne » ? Même fondée sur de bonnes intentions, cette politique de prescription d’antibiotiques, purs placebos dans le cas présent, est indéfendable : non seulement ces produits peuvent produire des effets secondaires, mais ils représentent même un certain risque vital, puisqua un niveau plus général, leur administration régulière et tout à fait inutile provoque une sélection des germes résistants et concourt à réduire leur spectre d’action de plus en plus rapidement. On ne peut que critiquer cette pratique dangereuse et relativement coûteuse qui consiste à prescrire des médicaments parfaitement inefficaces, des placebos impurs donc, alors que le repos au lit, un bon grog et beaucoup de maternage font généralement très bien, même si l’ensemble semble moins scientifique, voire complètement anodin. Autrefois, la pharmacopée était limitée et l’on appelait le médecin surtout pour être fixé sur la nature, « grave ou pas grave », de la maladie et aussi pour recevoir quelques conseils de bon sens, une fois le diagnostic posé. De nos jours, la compétence médicale s’exprime moins par l’examen clinique que par les examens complémentaires, si possible sophistiqués, et par la prescription de médicaments, si possible nouveaux et variés, indépendamment parfois de leur inactivité ou de leur nocivité. Et c’est le piège auquel les médecins se laissent parfois prendre.