Commercialisation des amphétamines
Gordon Ailes a aussi noté que la molécule qu’il a synthétisée possède une activité broncho-dilatatrice : une propriété qui pourrait être utile, pense-t-il, dans le traitement de l’asthme. Ce sera l’origine de l’intérêt de la firme pharmaceutique Smith, Kline & French, de taille modeste à l’époque, pour le produit. La compagnie vient de mettre .m point et de breveter un nouveau système pour la prise de médicaments : un inhalateur. Il s’agit d’un tube en aluminium de la taille d’un briquet à l’intérieur duquel sont disposées des feuilles d’un papier poreux imbibées du produit actif. Percé à ses deux extrémités, le tube permet, mis au contact d’une narine et traversé de l’air aspiré par l’utilisateur, de diffuser le produit actif directement au contact de la muqueuse pulmonaire. C’est donc d’un nouveau procédé d’administration d’un médicament que s’enrichit la galénique, procédé qui n’était jusque-là égalé que par les fumigations et qui présente l’avantage de ne pas nécessiter l’attirail encombrant et la préparation que réclament ces dernières. La firme Smith, Kline & French, cependant, ne dispose à l’époque d’aucune spécialité à laquelle ce brevet pourrait être appliqué.
commercialisé sous le nom de « Benzédrine » : c’est le premier nom commercial de l’amphétamine. Diffusée dans les voies aériennes par inhalation (grâce à l’inhalateur mis au point par Smith, Kline & French), la molécule est très efficace contre les rhumes. A l’ occasion d’une campagne promotionnelle, le nouveau produit est distribué gracieusement aux médecins : « Pour rendre la vie plus facile à vos patients atteints de rhume », précise le prospectus. Le succès est immédiat et dépasse de beaucoup les espérances de la firme.
L’aspect sur lequel Gordon Ailes n’a pas insisté au moment de ses négociations avec la firme Smith, Kline & French a, manifestement, très vite été découvert par les utilisateurs. Là où le produit est en vente, on voit, de plus en plus nombreux, venir des personnes qui n’ont ni asthme ni congestion nasale ou pulmonaire. Des personnes qui sont en excellente santé, si excellente même qu’ils entendent la rendre plus excellente encore. S’ils cherchent à se procurer des amphétamines, c’est plutôt dans le but d’atteindre cet état qui est un peu au-dessus de la santé, un état qui se rapproche de ce que Nietzsche appelait la « grande santé », c’est-à-dire la santé avec, en prime, le sentiment exalté de la force et de la capacité d’agir que recèle la santé.
Amphétamines, grande santé, confiance en soi, orgueil
Si la santé est bien, comme le soutenait Georges Canguilhem, non seulement le silence des organes, mais aussi « un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite […] une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi, au besoin, créateur de valeurs, instaurateur de normes vitales »’, alors l’amphétamine est certainement le médicament de la grande santé. C’est ainsi que cette simple molécule va introduire au cœur de la notion de santé une sorte de jeu, une indéfinition, que la philosophie de l’époque commençait seulement à mettre au jour (les analyses de Canguilhem sont, en fait, plus lardives, celles de Kurt Goldstein, qui discutent également de la notion de santé sous son aspect philosophique, sont publiées en 1934).
Tout au long de notre investigation, nous aurons à examiner les récits qui ont pu être produits pour décrire l’effet de ces substances. Certains de ces récits se réduisent à quelques mots, à quelques phrases. D’autres, plus détaillés, s’étendent sur plusieurs pages, voire sur des livres entiers. S’il fallait, de ces textes, extraire un ou quelques mots situés à peu de distance de leur centre de gravité, c’est certainement celui de « stimulation » qui s’imposerait si on a choisi de tenir compte seulement des récits à caractère scientifique. Mais, si on a choisi de tenir compte des récits phénoménologiques, ceux qui visent à décrire, de façon plus ou moins précise, plus ou moins minutieuse, l’effet ressenti par un utilisateur, alors, le mot le plus proche du centre de gravité sera sans aucun doute le mot « euphorie ».
Canguilhem, dans Le normal et le pathologique, rappelle que le mot latin valere, qui a donné « valeur » signifie « se bien porter ». C’est aussi le sens du mot « euphorie » : eu (bien), phoria (se porter), être fort, être bien portant, être efficace, toutes ces notions sont contenues dans l’idée d’euphorie et de stimulation. Elles impliquent aussi l’idée d’une énergie accrue pour l’action. Au sens pharmacologique, un stimulant est une substance qui incite et dispose à l’action.
Voici donc une molécule qui crée de l’euphorie. D’autres affirmeront qu’elle augmente la « confiance en soi ». Certains parleront, on le verra lorsque nous nous intéresserons aux discours produits par les utilisateurs de la substance, de « confiance en soi chimiquement induite ». Confiance en soi qui deviendra aussi, en cas d’excès, orgueil. Sentiment de puissance si intense qu’il parvient à faire oublier à l’homme (et telle est, peut-être, la nature profonde de toutes
les grandes santés), son sens des réalités et de la mesure que toute une tradition philosophique s’est efforcée d’identifier à la notion de sagesse. Sentiment de puissance qui parvient à faire oublier le tiède aristotélisme (le ni trop ni trop peu) pour faire goûter à l’homme l’eau brûlante de son propre orgueil. Le «je vaux ce que je veux » de Paul Valéry trouve, avec les amphétamines, une expression dans le langage de la pharmacologie.Le consommateur d’amphétamines se décrira volontiers, à tort ou à raison, comme un conquérant capable de donner un sens individuel à sa pratique et « d’inventer sa propre norme ». Il ne s’agit pas pour lui de s’adapter à une norme (objectif qui s’accorderait mal, d’ailleurs, avec ses ambitions qui grandissent, elles aussi, sous l’effet de la substance), mais, au contraire, de la construire puis de l’affirmer. La substance, il ne la regarde pas comme des béquilles chimiques mais plutôt comme des échasses : elle lui permet de parcourir son destin à grandes enjambées. Il n’est pas sous sa dépendance, mais profite au contraire des stimulations créatives qu’il y puise. On verra pourtant que le problème de la dépendance finit par se présenter au bout d’un certain temps d’utilisation.
La Benzédrine a ainsi, avant même que la société Smith, Kline & French ne la propose, en 1938, sous forme de comprimés, cessé d’être un simple médicament. Certains ont aussi compris que l’administration de la substance par voie orale, si elle a un effet moindre sur le système respiratoire, permet en revanche d’apprécier plus en profondeur l’effet euphorisant du produit. On raconte que le musicien de jazz Charlie Parker retirait de l’inhalateur les feuilles imbibées de Benzédrine pour les tremper dans le café qu’il absorbait avant ses concerts. Il n’est pas rare, à l’époque, que tel hôte, désireux d’égayer les soirées qu’il organise, ajoute quelques feuilles extraites d’un inhalateur de Benzédrine dans le cocktail qu’il sert aimablement à ses invités à leur arrivée. La Benzédrine s’est ainsi très tôt présentée comme une invite quasi nietzschéenne à une augmentation de l’intensité de la vie. C’est seulement après que ces effets aient été soulignés, étudiés, discutés, qu’on commencera à faire des études chez l’animal pour en préciser la nature physiologique.