Amphétamines et dépression
Dès 1936, Abraham Myerson, à Boston, recommandera l’usage d’amphétamines pour le traitement de la dépression. Sous amphétamines, les patients dépressifs deviennent plus joyeux, explique-t-il. Ils se sentent mieux, plus alertes, plus vifs, moins accablés. Lui aussi, tout comme William Sargant, avec qui il est d’ailleurs en contact étroit, engage une sorte de débat avec la psychanalyse (qui deviendra, à l’occasion, combat). On peut certes, explique Myerson, préférer les longues cures freudiennes aux résultats souvent aléatoires et toujours lents à venir. Mais on ne trouvera pas, dans la pharmacopée, de cure plus efficace, plus rapide, plus adaptée que celle que procurent les amphétamines pour la dépression.
Pour expliquer cet effet, Myerson reprend une notion qu’il i mprunte au philosophe français Théodule Ribot : l’anhédonie. Ribot, précurseur en France de la psychologie scientifique, a soutenu, nolamment dans son livre intitulé La Psychologie des sentiments, une hypothèse sur la nature de la volonté. La faculté d’attention dont dépend toute volonté, expliquait-il, n’est pas naturelle à l’homme.L’attention est un état exceptionnel, anormal, qui ne peut durer longtemps parce qu’il est en contradiction avec une des conditions fondamentales de la vie psychique : le changement. La conscience n’est pas pontanément unifiée. Elle l’est cependant, de façon transitoire, dans le phénomène attentif. Lorsque la pensée est attentive, elle se focalise sur un sujet, attitude qui, si importante qu’elle soit pour la conduite individuelle et pour la vie sociale, n’en est pas moins contraire à la pontanéité de la conscience. A l’état natif, la conscience est agitée,brève, elle passe d’un sujet à l’autre sans suite, sans projet directeur.
C’est pour cela, selon Ribot, que la vie moderne, qui plonge l’individu dans d’incessantes sollicitations, dans des excitations toujours renouvelées, exerce tant de séduction sur l’esprit. L’attention dispersée est en effet la nature instinctive de la pensée, même si c’est aussi, qualitativement, son état le plus bas, le moins ordonné. Et Ribot, très logiquement, définit ensuite l’attention comme la capacité ;i supprimer les impulsions désordonnées de la pensée, à empêcher ses démarrages intempestifs, à limiter sa propension à varier à l’infini, à bloquer, en somme, son inattention native.
L’attention, qui est au fondement de toute volonté, se définirait donc d’abord par la suspension de cet état dispersif, et pour ainsi dire primesautier, de la pensée à l’état natif. Et ainsi, continue Ribot, il y a une lutte dans l’esprit entre des tendances organiques d’une part et des tendances intellectuelles d’autre part. Les tendances intellectuelles ont conçu un projet, elles ont fabriqué un objectif, mais de façon abstraite. Elles veulent maintenant passer à l’action et donc, devenir concrètes. Elles veulent prendre pied dans la vie, dans l’action. Main le caractère purement intellectuel de ce désir révèle alors ses limites : si séduisant qu’il puisse être aux yeux de l’individu qui l’a conçu, le désir ne suffit pas à ordonner ses actions. Ordonner des actions repose sur autre chose que sur de simples projets.
Pour Myerson, qui reprend cette analyse à son compte, c’est en restaurant la capacité à éprouver du plaisir chez les individus dépressifs, que l’amphétamine fait renaître la volonté. L’amphétamine agit donc comme un agent « hédonisant ». Cette idée, rencontrant quelques années plus tard (en 1952) la notion élaborée de façon entièrement indépendante par James Olds de « centre de la récompense », finira par s’imposer comme la principale interprétation biologique des propriétés des amphétamines.
L’introduction des amphétamines dans le traitement de la dépression fournira la première occasion d’un débat, promis à un riche avenir, sur l’efficacité comparée de la psychanalyse et des psychotropes. Dans quelles conditions ce débat a-t-il fait son apparition ? C’est là une question qu’on trouve fréquemment reprise par les historiens de la psychiatrie et de la médecine.
La médecine ne semble pourtant pas faire de cette question un sujet urgent : une dizaine d’années avant la mise sur le marché des amphétamines (en 1922), Myerson défendait un point de vue syncrélique où cohabitaient les approches de la psychanalyse et de la psychiatrie : « Les drogues et les thérapeutiques matérielles sont utiles tout aussi bien que les agents psychiques que sont les conseils judicieux et l’analyse, et ces approches doivent être utilisées ensemble. » Cet avis évoluera sensiblement après l’apparition des amphétamines en faveur des approches pharmacologiques, comme on l’a vu.
Ainsi oscille le tempérament médical. Tantôt il affirme que la parole et le médicament sont complémentaires, tantôt il les oppose : il n’est pas pressé de trouver une demeure philosophique et encore moins empressé de s’y tenir. Ce sont plutôt les commentateurs de l’action médicale qui, espérant peut-être rendre par là plus intelligibles les opinions émises par les médecins, s’efforcent d’assigner à celles-ci des intentions philosophiques qu’elles n’avaient pas toujours quand elles furent émises.
Surenchérissant sur les orientations recommandées par Myerson, Wilbur et ses collègues communiqueront, en 1937, les résultats d’une étude montrant des effets parfois spectaculaires de l’amphétamine sur les états dépressifs. C’est ainsi que les amphétamines furent le premier des antidépresseurs, comme l’a montré, dans une analyse savante et détaillée, l’historien des sciences Nicolas Rasmussen. L’usage des amphétamines dans ce qu’on commence à appeler le « traitement de la dépression » sera conservé au moins jusqu’à l’apparition, au milieu des années 1950, d’une nouvelle classe de molécules qu’on pourra, ayant circonscrit avec les amphétamines le tableau clinique d’un trouble nommé « dépression », considérer comme des antidotes appropriés. Ces antidotes conserveront d’ailleurs, dans l’intitulé générique qui les désigne, l’indication nominale du trouble qu’ils combattent puisqu’on les nommera « antidépresseurs ». Ainsi, les amphétamines sont non seulement les premiers antidépresseurs, mais aussi les délimiteurs précoces de cette pathologie qu’on appellera la dépression.