Affronter les bouleversements alimentaires : Le droit à l'information face au poids des lobbies
Pour dégager un consensus sur le discours nutritionnel, il est important que les responsables concernés puissent le faire en toute indépendance. En fait, nous n’avons jamais été dans cette situation idéale. Aux États-Unis en particulier, les filières de production se sont organisées en lobbies pour piloter les recherches susceptibles de dégager des arguments favorables à leurs intérêts.
En France, comme dans tous les autres pays occidentaux, les lobbies sont omniprésents : celui du sel, pour rassurer le public sur le risque lié à une surconsommation de cet élément d’autant que la réduction de sel dans les aliments diminuerait follement la consommation d’eaux minérales et de boissons sucrées et toucherait bien des industries florissantes ; celui du sucre, qui entretient la confusion dans les esprits entre le besoin indispensable de glucides (sous forme d’aliments complexes) et le besoin en sucre beaucoup plus limité ; celui des matières grasses, qui met l’accent sur la responsabilité des glucides (toutes classes confondues) dans le risque de surcharge pondérale sous prétexte qu’aux États- Unis la consommation de matières grasses a été légèrement réduite sans résultat visible sur l’état de la population américaine (il est cocasse que les deux lobbies producteurs de calories vides se renvoient la responsabilité d’être à l’origine de l’épidémie de l’obésité alors que chacun d’entre eux y participe entièrement) ; celui de la filière laitière, qui s’est emparé du calcium comme étant l’exclusivité de cet aliment dont même les adultes devraient se gaver pour lutter contre l’ostéoporose (avec des résultats peu convaincants).
Les arguments nutritionnels sont donc une affaire de marketing. La démarche n’est pas d’analyser les qualités nutritionnelles d’un produit pour aboutir à une consommation équilibrée du consommateur. Les filières ou les divers producteurs cherchent systématiquement les arguments qui pourront servir à l’achat de leur produit même si les allégations nutritionnelles sont fort éloignées de l’impact réel du produit ou à relativiser dans le cadre de la globalité du régime. Des besoins nouveaux sont suscités pour assurer une protection souvent imaginaire, notamment au niveau digestif.
Pourtant, le droit à une information le plus complète et le plus claire possible semble évident dans une société prétendument démocratique. Paradoxalement, la qualité de l’offre alimentaire est très difficile à évaluer pour le public compte tenu de l’omniprésence des lobbies avec leurs arguments partiels ou erronés, mais aussi compte tenu du cloisonnement disciplinaire du secteur de l’alimentation et de la santé. La production alimentaire s’est développée en effet sans expertise sur l’effet santé des aliments. Par ailleurs, le discours sur la santé est, pour une large majorité de la population, dévolu au corps médical qui pendant très longtemps n’a pas bénéficié de formation notable en nutrition. Même actuellement, cette formation est beaucoup trop éloignée de la connaissance des aliments et donc a un caractère très approximatif. La démarche de nutrition préventive devrait être plus présente dans le quotidien de la pratique médicale.
Pour améliorer les relations entre alimentation et santé, nous souffrons de l’absence d’un corps important de nutritionnistes pertinents capables de dynamiser ce domaine. Jusqu’à présent, les deux grands corps professionnels de l’alimentation et de la médecine se sont côtoyés sans relation étroite. Ce manque de suivi et d’interaction, de mise en commun de compétences ne permet pas de gérer au mieux la chaîne alimentaire. L’importance de cette dernière mériterait bien sûr d’être mise en valeur, bonifiée par un corps de nutritionnistes de bon niveau. Il est notable qu’il n’existe pas en France de grande école pour la formation de nutritionnistes. Cette formation nécessiterait une approche multidisciplinaire très large concernant la connaissance des aliments, de la digestion, du métabolisme, de la physiologie, des diverses pathologies, du comportement alimentaire, des aspects socioéconomiques, etc. En l’absence d’un corps de nutritionnistes et d’une .masse critique suffisante de personnes compétentes, la gestion de la chaîne alimentaire est assurée par une très grande diversité d’acteurs dont les recommandations sont très hétérogènes ou contradictoires. Les voix parfois discordantes des nutritionnistes ont laissé libre cours aux appétits des lobbies agroalimentaires. Ainsi, le public est décontenancé par ces avis divergents. Malgré toutes ces difficultés, la nécessité de dégager des informations claires s’impose fortement face à la complexité et à l’opacité de l’offre alimentaire, face à l’apparition d’une très grande diversité de succédanés alimentaires (sirop de glucose aromatisé au miel, surimi, hors-d’œuvre et desserts artificiels). Il s’agirait de faciliter la perception de l’intérêt nutritionnel des produits proposés et de favoriser l’adoption de comportements alimentaires sûrs. Il existe un large consensus pour
reconnaître qu’un tel éclairage est un objectif social majeur, mais bien peu d’initiatives sont prises dans ce but si ce n’est notre timide PNNS (Programme national nutrition santé).
Certes, de nombreuses réglementations ont été conçues pour guider la production alimentaire, pour la définition des signes officiels de qualité mais selon des critères génériques trop imprécis sur le plan nutritionnel. La création d’agences telles que l’AFSSA, plus ou moins récentes selon les pays, chargées de statuer sur la valeur des aliments constitue une étape importante pour clarifier et assainir la production alimentaire. Cependant, ces agences se prononcent principalement sur le développement de nouveaux produits alors qu’il y a un travail de fond considérable à faire sur la correction des dérives actuelles (par exemple dans le domaine des calories vides) et donc sur les produits déjà existants.
Pour informer correctement le public et développer des approches nutritionnelles nouvelles, il faudrait concevoir des structures de formation adaptées aux exigences du terrain. Confrontée à un paysage alimentaire bien complexe, une large partie de la population n’a pas les connaissances suffisantes ou le temps pour effectuer les bons choix. Ainsi, de nombreux foyers ont perdu leurs repères nutritionnels et ont des connaissances trop imprécises sur l’art de bien s’alimenter. De plus, une maîtrise individuelle de l’alimentation devient indispensable compte tenu de l’éclatement des structures familiales.
Pour l’instant tout au moins, et tant que l’industrie agroalimentaire n’aura pas accompli dans la durée un travail de sape et de déculturation suffisamment avancé, il est possible de s’appuyer sur les cultures culinaires spécifiques des populations ou des régions pour vulgariser des modes alimentaires sûrs et protecteurs. S’il s’agit de toucher des populations méditerranéennes, par exemple, il est très judicieux de faire découvrir l’intérêt de leurs pratiques culinaires traditionnelles aux familles qui les ont délaissées. La préservation de la culture ne commence pas au théâtre, elle est aussi vécue au sein des cuisines et souvent affadie dans les supermarchés. S’il est juste et bien conçu, le discours nutritionnel ne peut qu’enrichir le patrimoine culturel des populations.